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Nos Lecteurs ont la Parole - par Bélinda IBRAHIM

Jacques Leibowitch, je vous voyais déjà...

Je vous voyais déjà, dans votre bureau à l’hôpital Raymond Poincaré à Garches, en train de décoder l’énigme du coronavirus pour l’abattre férocement. Avec vous, jamais de demi-mesures. Il fallait combattre l’ennemi et rallier les troupes. Vous étiez le champion des mélanges de molécules. Parce que vous étiez intimement convaincu que l’union fait la force. À raison. Parce que vous étiez plus qu’un chercheur, plus qu’un savant, vous étiez un passionné qui allait au bout de sa réflexion sans jamais écouter autre chose que votre voix intérieure et votre intuition. Et vous aviez raison. À chaque fois. Invariablement.

En faisant, depuis Washington où vous vous trouviez alors, la une du journal télévisé sur Antenne 2 avec la naissance de la trithérapie en 1996, apportant enfin le remède miracle pour les malades du sida, vous aviez marqué un pas décisif dans la lutte contre la maladie. Un pas de géant. « D’aucuns en sont affectés, aucun n’en est guéri… » C’était votre leitmotiv lorsqu’on évoquait ensemble le sida avant d’ajouter « doit mieux faire ».

J’ai eu l’honneur et le privilège de faire votre connaissance et de vous rencontrer à plusieurs reprises sur une bonne décennie, pour faire régulièrement le point sur un fléau qui terrorisait le monde et que vous aviez vous-même découvert, même si d’autres personnes qui faisaient partie de votre équipe se sont attribué cette gloire jusqu’à se voir décerner le prix Nobel. Vous étiez resté ce loup solitaire, indocile, têtu et souvent colérique qui voulait éradiquer ce virus. Chercheur chevronné et scientifique confirmé, vous n’aviez de cesse de remettre constamment en question tout ce qui se faisait dans le domaine pour toujours aller de l’avant…

Vous étiez surtout indifférent à la renommée telle que perçue par vos confrères. Pour vous, le plus important était de soulager, de trouver encore et toujours des traitements plus performants. Vous n’aviez pas le temps de vous arrêter sur les applaudissements d’un auditoire. Ou pour une standing ovation. À ma question de l’époque (2005) souvent réitérée sur un éventuel « vaccin thérapeutique » qui verrait le jour, vous vous enflammiez : « Que cherche-t-on à prouver en injectant le virus sous une forme différente à des patients déjà atteints  ? Réveiller de “nouvelles” défenses immunitaires qui se chargeront de réduire à néant le virus  ? Mieux vaut aller à Lourdes, c’est moins coûteux et au moins si l’événement ne se produit pas, on ne se plaindra pas, car on gardera l’espoir qu’il puisse survenir. Ce “vaccin thérapeutique” relève d’une chimie délirante qui n’a aucune base expérimentale et théorique. Répandre une fausse bonne nouvelle autour d’un sujet aussi délicat que celui du sida est éthiquement inqualifiable. Ce n’est pas parce que la France a eu Pasteur que l’on doit verser dans la fiction pour annoncer la primeur d’un vaccin. »

Vous n’étiez certes pas doté d’un caractère commode, mais je m’étais habituée à vos sautes d’humeur lorsque vous vous approchiez d’un but fixé et que le résultat n’était pas à la hauteur de vos espérances. Vous me parliez très souvent de l’Afrique ; de ce continent touché par le sida et qui n’était pas logé sur le podium de ceux qui auraient accès aux divers traitements, le moment voulu. Vous étiez empathique et profondément humain. Vous ne regardiez jamais personne du haut de votre savoir, mais vous étiez têtu, ce qui occasionnait des frictions avec vos collègues chercheurs.

Votre côté farfelu et non conventionnel m’a, un jour inoubliable, joué un mauvais tour, mais j’étais une femme de peu de foi et je n’avais pas pris suffisamment au sérieux ma mission. Ce jour-là vous étiez arrivé à zéro trace du HIV dans le sang chez un patient malade traité par votre mélange magique. Vous étiez ravi comme un enfant à qui le père Noël avait offert un cadeau inespéré. Vous m’aviez alors confié le dossier détaillé et m’aviez demandé de publier ce scoop au Liban. Vous étiez mort de rire, rien qu’à l’idée que cette découverte mondiale soit annoncée en primeur depuis le Liban. J’étais surexcitée. Je vivais le rêve avec vous. Seulement dès mon retour, mon entourage m’avait fortement dissuadée d’en parler en m’assénant : « Mais pourquoi t’aurait-il révélé ce scoop  ? Tu vas te ridiculiser, ce n’est sûrement pas vrai… » Et je n’ai rien fait. J’ai gardé le silence. Deux semaines plus tard, les titres du JT annonçaient, triomphants, votre découverte, schémas à l’appui. Ces mêmes schémas que vous m’aviez remis avec votre formule magique ! Et là, j’ai compris qu’avec vous c’était cash  ! Et que j’avais été bien eue de ne pas croire en vous, du moins, pas suffisamment.

Nous avions une relation singulière qui fonctionnait au vouvoiement. Vous y teniez pour des raisons personnelles qui vous regardent et que je ne dévoilerai pas, mais cela n’empêchait pas nos échanges amicaux et certaines confidences aussi. Lorsque vous aviez épousé Carole Bouquet et que vous faisiez la une des magazines people, j’avais été atterrée. Ça ne vous ressemblait pas, cette exposition publique que vous aviez fuie par le passé au point de renoncer à être récompensé pour votre découverte du virus du sida. Mais l’amour emprunte souvent des chemins de traverse. Votre couple n’a duré que quatre ans et vous aviez divorcé. Sous vos airs d’ours mal léché se cachait un homme aussi mystérieux que séduisant. Cela faisait quelques années que le contact avait été coupé sans aucune raison. Nous étions chacun pris par le cours de sa vie et le temps de ce silence a fini par se décompter en une bonne décennie. Imaginez-vous que cela faisait quelques jours que je pensais vous écrire pour avoir votre avis sur le coronavirus. Je ne vous savais pas malade. Votre dernier mail remonte à 2010. Que le temps de l’absence passe vite ! Aujourd’hui, le 6 mars, c’est en ouvrant mon Facebook que je suis tombée sur l’annonce de votre décès par le Nouvel Observateur qui titrait « Jacques Leibowitch, découvreur du virus du sida, est mort ».J’ai eu le souffle coupé et j’ai pleuré. Pleuré parce que je vous pensais immortel, insubmersible. Pleuré parce qu’à 77 ans, vous étiez encore relativement jeune. Pleuré parce que je ne vous savais pas malade, mais surtout pleuré d’émotion parce que la presse vous rendait enfin hommage en vous plaçant là où on vous avait ignoré alors que la recherche sur le sida vous doit tout. J’espère de tout cœur que vous serez décoré de la plus haute distinction possible à titre posthume. Je sais que cela ne représente rien pour vous, mais cela ferait le bonheur de millions de personnes qui vous doivent la vie.

Je voudrais achever cet hommage en enfreignant la règle et en vous tutoyant pour la première et la dernière fois : repose en paix Jacques Leibowitch. Il m’est aussi difficile de te tutoyer que de t’oublier. Tu es parti à un moment où le monde entier a désespérément besoin de toi.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Je vous voyais déjà, dans votre bureau à l’hôpital Raymond Poincaré à Garches, en train de décoder l’énigme du coronavirus pour l’abattre férocement. Avec vous, jamais de demi-mesures. Il fallait combattre l’ennemi et rallier les troupes. Vous étiez le champion des mélanges de molécules. Parce que vous étiez intimement convaincu que l’union fait la force. À raison. Parce...
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C’est plus qu’une nécrologie, ou un dernier hommage, et par moment, on est ému, étonné. Il y a des rencontres qu’on n’oublie jamais. Une leçon pour la vie, celle de ne jamais écouter l’avis d’un ""entourage"" qui ne croit même pas en lui-même : ""Seulement dès mon retour, mon entourage m’avait fortement dissuadée d’en parler en m’assénant : « Mais pourquoi t’aurait-il révélé ce scoop ? Tu vas te ridiculiser, ce n’est sûrement pas vrai… »."" Et surtout la peur de prendre des risques… ""J’ai eu le souffle coupé et j’ai pleuré. Pleuré parce que je vous pensais immortel, insubmersible."" Immortel ? Difficile de se remettre des gens qui nous ont marqué, mais lisons Modiano : ""On a l'impression d'être de passage. Rien n'est jamais définitif. Un jour ou l'autre, on monte dans un train."" Le médecin a pris son dernier train, destination... Très beau texte ! C. F.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

00 h 24, le 11 mars 2020

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Commentaires (1)

  • C’est plus qu’une nécrologie, ou un dernier hommage, et par moment, on est ému, étonné. Il y a des rencontres qu’on n’oublie jamais. Une leçon pour la vie, celle de ne jamais écouter l’avis d’un ""entourage"" qui ne croit même pas en lui-même : ""Seulement dès mon retour, mon entourage m’avait fortement dissuadée d’en parler en m’assénant : « Mais pourquoi t’aurait-il révélé ce scoop ? Tu vas te ridiculiser, ce n’est sûrement pas vrai… »."" Et surtout la peur de prendre des risques… ""J’ai eu le souffle coupé et j’ai pleuré. Pleuré parce que je vous pensais immortel, insubmersible."" Immortel ? Difficile de se remettre des gens qui nous ont marqué, mais lisons Modiano : ""On a l'impression d'être de passage. Rien n'est jamais définitif. Un jour ou l'autre, on monte dans un train."" Le médecin a pris son dernier train, destination... Très beau texte ! C. F.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    00 h 24, le 11 mars 2020

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