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Politique - Reportage

« L’État, c’est nous ! »  : quand les activistes du Akkar luttent eux-mêmes contre la contrebande

Dans cette région pauvre du Liban-Nord, une poignée de militants insoumis, infatigables et audacieux n’hésitent pas à mener des opérations coup de poing.

Les activistes du Akkar réunis sous la « Tente du sit-in de Halba ». Photo Hamid el-Kareh

À l’heure où la révolution semble s’essouffler dans certaines régions du Liban, les activistes du Akkar, au Liban-Nord, où près de 60 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, poursuivent leur mouvement et n’hésitent pas à mener des opérations coup de poing. Déterminés à lutter contre la corruption, les militants se sont soulevés à plusieurs reprises contre les banques, ont occupé le bureau des contrôles douaniers et ont même arrêté des contrebandiers à la frontière entre la Syrie et le Liban.

Les activistes de Halba, grande ville du Akkar, se sont organisés dès les premiers jours du soulèvement, et chacun a été assigné à un rôle bien déterminé : un responsable de la communication avec les médias, un trésorier, un chargé de la collecte des fonds, entre autres. Les activistes de la « Tente du sit-in de Halba » coordonnent en permanence avec les activistes des régions voisines de Joumé et de Abdé. « Nous collaborons ensemble pour organiser les sit-in et les manifestations, et pour nous mettre d’accord sur les communiqués de presse diffusés au nom de la révolution du Akkar », explique Khaled Nasr, un militant de 27 ans.

Depuis le déclenchement du soulèvement populaire le 17 octobre dernier, le sit-in sur la place est permanent et la tente n’est jamais désertée. « Les membres de notre groupe assurent une présence permanente dans la tente », assure Khaled Nasr. « Certains veillent la nuit et dorment pendant la journée, alors que d’autres affluent sur la place dès les premières heures du matin », explique le jeune homme au front quelque peu ridé et à la barbe brune aux reflets roux. « Depuis son installation, pas une heure ne passe sans qu’il n’y ait au moins un manifestant sur place », affirme-t-il avec fierté.

« Nous nous réunissons régulièrement et nous mettons en place des stratégies pour mener à son terme notre action révolutionnaire », indique le jeune homme qui souligne que ses camarades et lui consacrent le plus clair de leurs journées et de leurs nuits à la révolution « parce que nous sommes tous au chômage ». Selon l’activiste, sur les quelque 200 personnes qui participent régulièrement aux sit-in et aux manifestations, et dont l’âge varie entre 15 et 30 ans, une seule a de quoi subvenir à ses besoins : un chauffeur de taxi. « Pour nous autres, notre avenir est perdu d’avance et nous n’avons plus rien à craindre », lance-t-il.


« Une mère, une gendarmerie et un groupe de soutien »
Qui sont ces jeunes révoltés du Akkar, insoumis et infatigables, qui refusent de baisser les bras ? « Nous sommes un groupe de jeunes réunis autour des mêmes objectifs. Nous voulons la fin du système communautaire, la fin du régime des banques et l’annulation de la dette publique, entre autres », lance Ghayth Hammoud, keffieh rouge noué négligemment autour du cou et cheveux relevés par un serre-tête. Le groupe serait-il plutôt de gauche ? « Non, le groupe n’a pas une orientation politique préétablie, répond-il catégorique. Mais notre lutte est une lutte de classes contre les 1 % de la population qui ont volé l’argent des 99 % restants. » Et de lancer : « Qu’on appelle cela être de gauche ou de n’importe quelle autre mouvance, cela ne nous gêne pas ni ne nous flatte. » Du haut de ses dix-sept ans, Mohammad Terfé, obligé de quitter l’école parce que ses parents ne peuvent pas payer les frais d’inscription, affirme que sa révolution est contre « les députés et les ministres ». Ce jeune homme au visage juvénile et à la moue triste a beau n’avoir même pas la vingtaine, il a bien mérité son surnom, « Abou Chéhab », en allusion au personnage de la série télévisée syrienne « Bab el-hara », connu pour son courage et sa force. Malgré son jeune âge, Mohammad, alias Abou Chéhab, est de toutes les batailles, dont l’occupation de la BLOM à Halba le 3 janvier.

Pour les manifestants de Halba, cet événement constitue un tournant dans leur révolution. « Ce jour-là, comme tous les jours, nous avons accompagné le client dans la banque où la direction lui a proposé trois solutions qui se sont avérées être toutes une façon de gagner du temps, avant que la brigade antiémeute n’arrive sur place, raconte M. Hammoud. Nous avons alors décidé d’occuper littéralement la banque lorsqu’on nous a dit que le client ne recevra pas son argent. » Les manifestants ont installé des matelas par terre parce qu’ils comptaient passer la nuit dans la branche. Dans une vidéo diffusée sur le compte Facebook des manifestants de Halba, on entend M. Hammoud dire : « Si les forces de sécurité ont choisi de protéger les propriétaires des banques au lieu du peuple, alors nous mourrons ici. » Dans une autre vidéo, on voit les manifestants à l’intérieur de la banque jouant aux cartes et répétant une chanson qu’ils appellent l’Hymne de la lutte contre les banques. Au bout de douze heures, les activistes ont eu gain de cause. « Nous avons réussi à ridiculiser le régime des banques qui tient le peuple libanais en laisse depuis plus de trente ans et à faire en sorte que le client obtienne la somme exacte qu’il réclamait ! » dit-il non sans une pointe de fierté.

« Lorsqu’une banque refuse de donner aux gens l’argent qui leur appartient, les habitants viennent demander de l’aide auprès des manifestants, explique M. Nasr. Petit à petit, notre tente est devenue une mère, un groupe de soutien et une gendarmerie. »


« Absolument rien à perdre »
Ces dernières semaines, les militants du Akkar ont élargi leur spectre d’action, tentant, de leur propre initiative, de lutter contre la contrebande de fruits et de légumes, qui porte préjudice aux agriculteurs de la région. Ainsi, il y a près de quinze jours, les activistes ont barré la route à un camion en provenance de Syrie. Lorsqu’ils ont demandé au chauffeur de leur montrer ses papiers de contrôle douanier, ce dernier leur a présenté un permis de transporter deux types de fruits et de légumes que le Liban ne produit pas en cette saison, conformément au calendrier agricole. Voulant s’assurer qu’il ne transporte que ces deux types de produits, les activistes ont fouillé les marchandises pour constater, comme ils le présumaient, que le chauffeur est un contrebandier. Ils ont alors forcé le chauffeur à rebrousser chemin, lui disant : « Ces produits ne seront absolument pas vendus sur le marché libanais », raconte M. Hammoud. Le contrebandier s’est exécuté sur-le-champ.

Les activistes se sont ensuite rendus au bureau de contrôle douanier dans la région frontalière de Arida, où ils ont été reçus par le directeur du bureau. « Il a tenté de nous calmer en nous disant qu’il était contre la corruption et qu’il soutenait la révolution, mais nous lui avons demandé de quitter les lieux immédiatement », se souvient M. Hammoud avant de poursuivre : « Il est sorti avec les agents de sécurité qui, vu notre nombre (une cinquantaine) et notre détermination, n’ont même pas tenté de nous arrêter. » Entre-temps, l’armée libanaise s’est déployée sur les lieux. « Nous leur avons donné deux options : soit c’est l’armée qui prend en charge le bureau, soit nous le prendrons en charge nous-mêmes parce nous savons très bien le diriger », ajoute l’activiste.

Interrogé au sujet de la réaction du directeur du bureau et des agents de sécurité, M. Nasr répond d’un ton ironique : « Quelle sécurité ? L’État, c’est nous ! » Cette affirmation n’est-elle pas dangereuse? « Pas du tout », lance-t-il sans hésitation. « Lorsque les agents de sécurité protègent les contrebandiers alors que nous défendons les agriculteurs, et que les forces de sécurité protègent les propriétaires des banques alors que nous défendons le peuple qui croule sous le poids de la pauvreté et qui réclame l’argent qui lui est propre, qui représente le mieux l’État de droit et de justice? » s’interroge-t-il.

Aujourd’hui, le directeur du bureau de contrôle douanier exerce toujours ses fonctions, mais les activistes restent très vigilants et continuent à contrôler les frontières eux-mêmes pour empêcher les contrebandiers de transporter les marchandises qui ne respectent pas le calendrier agricole. Jusqu’à présent, les manifestants assurent avoir réussi à empêcher 28 contrebandiers transportant des marchandises sans permis de poursuivre leur chemin, les renvoyant tous en Syrie. « Nous remédions nous-mêmes aux failles et à la corruption qui rongent les contrôles douaniers », dit M. Nasr. Mais d’où puisent-ils cette force et cette audace ? « Vous ne nous croirez peut-être pas, mais nous n’avons littéralement et absolument plus rien à perdre, répond-il. Pour nous, notre vie ne vaut même pas deux sous, nous n’avons pas peur de la perdre ! »



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commentaires (4)

Courage! Il était temps qu'on comprenne qu'on n'a plus d'Etat, et qu'il faudrait appliquer la loi nous-même.

Mourani Camille

12 h 13, le 06 février 2020

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Commentaires (4)

  • Courage! Il était temps qu'on comprenne qu'on n'a plus d'Etat, et qu'il faudrait appliquer la loi nous-même.

    Mourani Camille

    12 h 13, le 06 février 2020

  • Bravooo à ces jeunes manifestants plein de bon sens et de courage. Continuez à poursuivre vos rondes contre le pouvoir corrompu gangrené par l’argent sale de la corruption et leurs agents collatéraux. La révolution est en marche et elle aboutira à un avenir meilleur. Impossible que les choses ne s’améliorent pas. Courage et patience

    Khoury-Haddad Viviane

    10 h 42, le 06 février 2020

  • chapeau bas à cette belle jeunesse qui sait que l'organisation d'un mouvement d'une telle importance est vraiment le nerf de la lutte!J.P

    Petmezakis Jacqueline

    10 h 08, le 06 février 2020

  • SI LES CONTESTATAIRES EN GENERAL SUIVAIENT LEUR EXEMPLE ET ELISAIENT UN COMITE DE SUIVI ET FORMAIENT UN GOUVERNEMENT DE L,OMBRE POUR SUIVRE, CONTROLER ET INTERVENIR DEMOCRATIQUEMENT SUR LES ACTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 26, le 06 février 2020

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