Rechercher
Rechercher

Culture - Le grand entretien du mois

Gerard Avedissian : Jeune, j’intriguais tout le monde

Il fait partie de ces artistes qui dénigrent le portable, les réseaux sociaux, la messagerie ou le service WhatsApp. Il fait partie de cette race humaine qui a encore le sens du temps, celui que l’on prend, celui que l’on déguste, que l’on savoure pour vivre simplement en dehors du temps. Gerard Avedissian, auteur, compositeur, poète, metteur en scène et peintre, est un troubadour moderne, un amoureux de l’art, un esthète de la vie.


Gerard Avedissian, troubadour moderne, dans un portrait signé Jalal Khoury. Photo DR

Revenons d’abord, Gerard Avedissian, à vos origines. Comment vos parents ont-ils débarqué au Liban ?

Mon père et ma mère étaient tous les deux orphelins rescapés du génocide arménien. Emmenés au Liban à l’âge de 5 ans, ils ont été placés à Birth-Nest dans la région de Ghazir. Ma mère a été adoptée par un gynécologue très fortuné qui lui apprendra le métier de sage-femme. Plus tard, il l’a préparée à intégrer la haute société. Elle a suivi des cours de danse de salon et de tenue en public. C’était une femme d’une grande beauté. Alors que mon grand-père s’apprêtait à la marier à un grand marchand d’Alep, ma mère a rencontré mon père qui jouait tous les soirs dans un orchestre. Ils ont vécu une belle histoire d’amour et quand elle lui a avoué qu’elle était promise à un prétendant alépin, il l’a enlevée et l’a épousée. Ils auront cinq enfants. Mon grand-père leur fera la guerre pendant 10 ans.


Où et dans quel milieu avez-vous grandi ?

Mon père était poète et musicien de profession. Il se produisait tous les soirs au Saint-Georges. Plus tard, c’est lui qui apprendra à Fayrouz et à Warda al-Jazaïria à lire les notes de musique. Nous vivions dans le quartier de Aïn el-Mreissé. J’ai grandi dans une maison où l’on parlait plusieurs langues. Nous n’avions pas de famille. Les amis de nos parents étaient nos oncles et nos tantes, leurs enfants, nos cousins. Mais nous avions une enfance normale, plutôt heureuse. J’allais au lycée avec mes frères et sœurs, mais je suis le seul de la fratrie à avoir pris le chemin de l’art.


Vos centres d’intérêt ?

J’étais très curieux depuis l’âge de 9 ans, surtout de cinéma. Je prenais le tramway tout seul et j’allais dans le quartier du Bourj. J’entrais en cachette dans les salles de cinéma (le Rivoli surtout) à la place des Canons, Hamra n’existait pas encore. Si on m’attrapait, je disais que ma mère était dans la salle. Les vitrines à la porte des salles de cinéma exposaient des photos du film que l’on projetait et je pouvais me faire une idée très claire du sujet. Il m’arrivait aussi d’attendre qu’un groupe de jeunes s’introduise pour me faufiler parmi eux.


Vos souvenirs d’enfance ?

Je n’en ai pas beaucoup. Je ne me souviens pas de grand-chose et lorsque je pose la question aux adultes qui m’ont vu grandir, ils me répondent : « Tu étais un grand solitaire. » La mémoire de l’enfance vient surtout de ce que les autres vous racontent. En effet, je vivais dans un univers propre à moi, je me promenais le soir seul sur la corniche et j’avais un seul copain. La nuit, il m’arrivait de prendre la poudre d’escampette pour aller aux cabarets à Aïn el-Mreissé ou à Minet el-Hosn. Les spectacles étaient très variés. Il y avait des numéros d’acrobates, de patin à roulettes, des chanteuses orientales ou occidentales. Voilà ce qui reste de mes souvenirs, une mémoire à la Fellini, très voluptueuse, faite de cabarets, de salles de cinéma, de musique et d’artistes.


En quoi cela a nourri vos goûts et vos aspirations futurs ?

Nous n’avions pas de télévision, car à l’époque il n’y avait qu’une seule chaîne. Je visionnais tous les films égyptiens, américains, italiens. Ma mère et ses amies allaient voir des films égyptiens au Rialto et m’emmenaient avec elles. Une des expériences qui m’avaient vraiment marqué était les films projetés sur un écran en plein air avec vue sur la mer. Des mélodrames en noir et blanc, égyptiens ou autres.


Quels rapports aviez-vous avec vos parents ?

Mon père était très beau garçon et sa profession faisait qu’il avait une vie nocturne assez dissolue, ce qui occasionnait des infidélités envers ma mère. Un soir, voulant lui donner une leçon, elle nous réveille au milieu de la nuit, nous habille et nous dépose au lobby d’hôtel où mon père devait retrouver son amante après le concert. Nous étions seuls mais très contents. Au bar anglais, les garçons s’occupaient de nous. Il a été contraint de nous ramener à la maison, et elle avait réussi à le responsabiliser et à le culpabiliser. Il arrivait que mon père m’emmène dans un cabaret près de Dora. Je dévorais des yeux les danseuses du ventre. Voilà les images qui me sont restées.

Et puis venait l’été… Mes parents avaient une habitude que je trouve, avec le recul, très bénéfique. Ils nous plaçaient chez des artisans, mon frère et moi, pour apprendre des métiers. On a tout essayé ! Des couturiers aux tanneurs en passant par les coiffeurs. On nettoyait, on travaillait, on grandissait. Un été, après une expérience dans un atelier dentaire particulièrement intéressante, j’ai décidé de garder le job pour tout l’hiver. C’était un métier silencieux qui me plaisait. Je commençais à gagner ma vie et acquérir une certaine indépendance.

Où avez-vous fait vos études ? Pourriez-vous nous décrire votre parcours d’étudiant ?

L’année du bac, toute la promotion discutait médecine, droit ou ingénierie. C’était pour moi un monde occulte auquel il m’était impossible d’adhérer. Mon futur se devait d’être artistique. J’ai décidé alors de me tourner vers mon grand-père adoptif pour lui faire part de mon désir de faire du cinéma, en espérant une aide financière. Il était très riche.

« Bon, on va y penser », m’avait-il répondu avec un air très sceptique. C’est alors que mes amis m’ont suggéré de tenter le Centre culturel soviétique, on y offrait des bourses. Voilà ce que j’ai fait et je me souviens que le responsable avait d’abord anéanti mes espoirs en me disant : « Il est trop tard mon garçon, nous sommes début septembre et toutes les bourses ont déjà été distribuées. » Sauf que, après avoir vérifié, il s’est rétracté et m’a annoncé : « Eh bien ! vous avez de la chance, la seule bourse encore disponible est la bourse artistique. Mais il vous faut partir demain au plus tard. » Mon père qui se targuait d’être communiste était plutôt ravi de ce choix. Et voilà comment j’ai embarqué pour l’Union soviétique.


Comment se passent vos années en Russie ?

La chance ne m’a plus lâché. J’ai eu pour professeurs de grands maîtres russes. Je les intriguais énormément, ils me trouvaient curieux et m’accordaient beaucoup d’intérêt, mais j’étais un élève sérieux et déterminé. Quand il a fallu que je rejoigne la troupe de théâtre déjà formée avant mon arrivée, j’avais pour professeure une spécialiste de Shakespeare qui parlait le français et qui avait réussi, malgré le fait que j’étais arrivé en retard, à me faire accepter dans le groupe. Elle avait vu un livre de Françoise Sagan dans ma main et avait décidé de m’encourager et de me soutenir. Mais il fallait apprendre le russe, ce que j’ai fait très rapidement. Je l’ai appris phonétiquement en lisant les enseignes dans le bus. Voilà comment j’ai passé six ans de ma vie en Russie.


Comment s’opère votre intégration dans le monde du théâtre ?

Le théâtre russe est un théâtre répertoire. Il se compose de 4 ou 5 pièces que l’on joue et rejoue tout le temps. Les artistes russes sont de nature très disciplinée. Mes premières expériences sur scène étaient en langue russe. Je jouais des petite saynètes, des comédies. La première année, je l’ai passée à faire des pantomimes, le texte est venu plus tard. Je me souviens de mon premier exercice, il me fallait mimer une situation assez particulière : coudre un bouton alors que le courant se coupe, retrouver le bouton dans le noir et se remettre au travail. Ce que j’avais fait était totalement intuitif, pas du tout académique. Les stages de mes étés avaient servi. Cela avait tellement plu à mon professeur que plusieurs années plus tard, alors que je présentais ma thèse sur Tchekhov, il m’a demandé de rejoindre sa nouvelle classe d’étudiants en première année et m’a lancé : « Mets-toi sur cette chaise et refais-moi la pantomime que tu avais faite il y a cinq ans. »


Quelle a été votre première expérience théâtrale déterminante pour suivre la voie que vous avez choisie ?

J’ai été choisi par un metteur en scène pour faire un « musical » dans le cadre duquel j’ai côtoyé de grands acteurs (Kevin Spacey, qui restera un grand ami). Chaque moment d’apprentissage était un moment de bonheur à l’état pur. Le film a été projeté au cinéma Orly. C’était une très belle expérience. En 1979, je fais une pièce pour Nabih Abou el-Hosn qui avait été très généreux avec moi. Pendant les vacances, j’allais à Paris où j’achetais des livres. Je lisais beaucoup et j’apprenais vite. Je suis vite passé de la situation « je dois me débrouiller » à « je me débrouille très bien. »


Comment se passe votre premier retour au pays ?

La première fois que je rentre au Liban, nous sommes en 1967. Je venais d’un des plus grands théâtres du monde, celui de Moscou, et je réalisais l’ampleur des différences. Le théâtre libanais me dépassait. Je ne comprenais pas pourquoi on faisait du théâtre en français. J’ai rencontré Paul Matar, Aline Tabet et Roger Assaf, le premier à faire du théâtre en arabe et cela grâce à Nidal Achkar. Je n’étais pas très heureux. Quand la guerre a éclaté, je suis reparti pour Paris et New York pour une longue période. Je faisais du théâtre en anglais avec la MaMa Theater et le Public Theater. Mais j’avais surtout trouvé un nouveau métier pour gagner ma vie.


Le théâtre ne vous suffisait pas pour vivre ?

Non, pas du tout ! J’ai réalisé très tôt que si je n’allais faire que ça j’allais mourir de faim. J’ai donc commencé à travailler très tôt et suis vite devenu indépendant. En 1975, la chance m’a souri à nouveau. J’ai rencontré une amie qui travaillait dans la publicité et m’a encouragé à apprendre ce métier. Ce que j’ai fait, mais uniquement pour l’expérience. J’ai intégré l’agence Impact. Un métier qui me fera vivre pendant 30 ans. Je réalisais que faire du théâtre à ma façon devenait un luxe que je choisissais.


Votre expérience à l’étranger ?

Au milieu des années 70, je me suis installé au Caire et suis devenu directeur d’agence. Lorsque les Américains ont racheté l’agence, le directeur était fasciné par moi et ma dextérité au niveau des langues. Il m’a proposé de devenir directeur de création et je me suis installé à New York. Il m’a fait travailler comme un damné mais il croyait en moi : « Il y a 200 mots en marketing à apprendre, tu les mémorises et le tour est joué. » Voilà comment j’ai appris la technique du name-dropping. Je continuais à écrire et à travailler sur des projets. Je lisais énormément et faisais des adaptations.


Comédien, peintre, metteur en scène, publicitaire, dans quel ordre vous les mettez ?

Le théâtre est mon grand amour, je ne cède rien sur ce terrain. Par contre, j’ai toujours su que la publicité était uniquement pour les payes à la fin du mois.


À quel moment exactement commencez-vous à prendre le théâtre libanais au sérieux ?

Pendant 15 ans au Liban, je n’ai pas fait de théâtre. Mais je venais d’avoir 50 ans et le moment était venu. Quand j’ai repris le théâtre, c’était avec une soif de revanche. J’étais à Paris où j’avais fondé ma propre boîte de production lorsque j’ai reçu un coup de fil d’Élias Rahbani avec qui j’avais déjà beaucoup travaillé sur des pubs et des jingles. Il voulait que j’écrive une pièce de théâtre. En 1993, je suis rentré au Liban pour réaliser Safrit al-Ahlam avec Madonna. Plus tard, j’ai lu Le rocher de Tanios et ai décidé d’en faire une adaptation théâtrale que j’ai envoyée à une maison d’édition. J’en ai obtenu les droits. C’est l’unique fois où Amin Maalouf a accepté qu’on adapte une de ses œuvres. Je l’ai présentée au théâtre al-Madina en 1994. J’ai commencé à prendre mes marques et un rythme qui me plaisait, mais j’ai continué à travailler dans la publicité.


Quel genre de metteur en scène êtes-vous ?

Ce que j’aime par-dessus, tout c’est diriger les femmes, d’ailleurs je n’écris que pour elles. Pour Hamlet, j’ai espéré donner le rôle à une actrice âgée mais je n’en ai malheureusement pas trouvé. Pour moi, les hommes sont limités. Ils ont trop de choix et ne savent jamais choisir, alors qu’une femme doit être créative pour obtenir ce qu’elle désire. Les femmes ont un sixième sens que les hommes n’ont pas. Mes plus grandes opportunités dans la vie m’ont été données par des femmes. Au théâtre, ce qui importe, c’est d’arriver. Je ne regarde jamais mes pièces, je me place en coulisses et j’écoute les acteurs. Je sais s’ils sont dans le ton juste ou pas. Si un metteur en scène doit se mettre à crier et à déverser sa colère, c’est qu’il a fait un mauvais casting au départ, ce n’est jamais la faute du comédien. Le rôle est pour le comédien ou il ne l’est pas ! Hitchcock à qui on avait dit un jour : « Mais vous ne dirigez pas vos comédiens » avait répondu : « Je vous ai engagés parce que vous êtes des comédiens, pas pour vous enseigner le métier. » Et puis une fois que c’est terminé, je ne reviens plus en arrière. La seule qui m’ait vraiment compris, c’est Nada Bou Farhat


Votre plus belle rencontre théâtrale ?

À Moscou, un acteur russe, un des meilleurs ! Rien qu’à le voir répéter, on apprenait. Il venait de Sibérie et était considéré par les Moscovites comme un paysan.

Au Liban, j’aime beaucoup les acteurs, Madonna qui a un talent fou et qui est un sacré numéro. Et puis ma grande découverte, c’est Nada Bou Farhat. Quand je lui ai proposé l’histoire de sitt Badiaa, elle a pleuré en me disant que c’était le plus beau rôle qu’on lui offrait. Elle a travaillé comme une damnée et puis j’ai enchaîné avec Asrar sitt Victoria avec elle. Parmi les metteurs en scène, Raymond Gebara m’avait prouvé qu’on peut devenir fou au théâtre libanais, contrairement à ce que tout le reste faisait. Aujourd’hui, le théâtre se porte mal, mais il y a une nouvelle génération qui est très talentueuse.


Et l’amour dans tout ça ?

Quand j’ai avoué à ma mère mon inclinaison sexuelle, elle m’a dit : « Alors tu vivras sans femme. » « Probablement », lui ai-je répondu. Et elle de rétorquer : « Alors apprends vite à cuisiner. » Depuis je le fais très bien.

J’ai eu des histoires d’amour, mais ça a toujours été à côté de ma vie. Le théâtre était toujours plus important que tout. Il y a moi et « le moi » à côté. Il y a le moi que l’on voit (sympathique, idiot, aimable) et puis il y a le monde dans lequel je vis. La musique, le théâtre, la poésie, la littérature. Il faut vraiment que la personne qui partage ma vie partage aussi mes passions. Les gens que j’ai aimés ont vécu à côté de moi et pas avec moi. Je le dis sans amertume. Je ne sais pas ce que c’est que « le Bonheur » avec un grand B. Pour moi, tomber amoureux fou, c’est être dans un besoin terrible de combler quelque chose. Or j’ai tellement de choses dans ma vie, sans oublier la peinture que j’ai commencée il y a dix ans. Pour moi, un grand moment de bonheur, c’est la première d’une pièce. C’est à cet instant même que je suis comblé. Quand le rideau s’ouvre.


Dans la même rubrique

Farouk Mardam Bey : Le monde arabe, avec ses 400 millions d’habitants, est la région du monde où on lit le moins

Gabriel Boustany : L’anglais est une langue, et le français, une culture

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : savoirs croisés, faits et fictions...

Revenons d’abord, Gerard Avedissian, à vos origines. Comment vos parents ont-ils débarqué au Liban ? Mon père et ma mère étaient tous les deux orphelins rescapés du génocide arménien. Emmenés au Liban à l’âge de 5 ans, ils ont été placés à Birth-Nest dans la région de Ghazir. Ma mère a été adoptée par un gynécologue très fortuné qui lui apprendra le métier de...

commentaires (1)

oui ,les grands artistes sont forcément solitaires ,partout ,toujours et ce malgré l'entourage.J.P

Petmezakis Jacqueline

06 h 36, le 23 janvier 2020

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • oui ,les grands artistes sont forcément solitaires ,partout ,toujours et ce malgré l'entourage.J.P

    Petmezakis Jacqueline

    06 h 36, le 23 janvier 2020

Retour en haut