Rechercher
Rechercher

Culture - Le grand entretien du mois

Gabriel Boustany : L’anglais est une langue, et le français, une culture

À 79 ans, les cheveux blancs comme neige qui roulent sur les épaules à la Léo Ferré, le verbe simple, franc et soucieux de ne pas blesser les autres, Gabriel Boustany, franco-libanais faisant la navette entre Paris et Beyrouth, est un dramaturge, romancier et producteur d’une quinzaine de films qui ont marqué l’histoire du grand écran.

Gabriel Boustany, un irréductible défenseur de la culture française. Photo Johanne Issa

À la question pourquoi écrire, il avait répondu en toute sincérité : « Parce que je ne sais rien faire d’autre. » Vérité partielle, oubliant que son théâtre francophone reste un pilier incontournable de la scène et de la dramaturgie francophones libanaises, et sans doute parce que son activité reste intense, certes, entre pièces de théâtre (une vingtaine) et les romans (une demi-douzaine), mais surtout son engagement pour des films (plus d’une quinzaine) qui piquent la curiosité des spectateurs des salles obscures et donnent satisfaction aux amateurs exigeants du septième art.

Marié, séparé, père d’un garçon prénommé Omar et grand-père heureux, Gabriel Boustany, avant de frayer avec les grands noms des cinémas français et international (Bertrand Tavernier, Louis Malle, Michel Drach, Jean-Charles Tacchella, Philippe de Broca, Jacques Demy), a vu sa carrière de dramaturge lancée à partir du Beyrouth d’avant-guerre, capitale alors éminemment cosmopolite et éprise des dernières nouveautés littéraires consacrées par Paris.

La scène beyrouthine de cette effervescente époque des pétrodollars s’est enrichie alors de ses écrits (en fait cela remonte plus exactement aux années 1960 avec la complicité de Saïd Sinno et Paul Haddad) que des metteurs en scène libanais et étrangers (Roger Assaf et Eduardo Manet entre autres) ont présentés à un public avide et gourmand du dernier cri des créations dramaturgiques.

Si Aladin in Memoriam de Gabriel Boustany, pièce prémonitoire mise en scène avec succès par Eduardo Manet au feu théâtre de Beyrouth, était le lanceur d’alerte de l’image du Libanais conquérant tout terrain, avec ce que cela comporte d’arrogance et d’inconscience, sa pièce Pour savoir qui… qui… qui… sera mangé au Festival de Baalbeck en 1971, une fois de plus mise en scène par Eduardo Manet, donne un tour nouveau et une impulsion inattendue à sa carrière.

Dédié à la cause francophone et amoureux de la langue française (une licence de lettres à la Sorbonne), Gabriel Boustany, à l’orthographe oscillant en toute libre impunité entre « i » et « y » (mais quelle importance, puisqu’on finit toujours par le retrouver et retrouver ses mots), voue son inspiration actuellement aux romans qui parlent de l’Orient, de Beyrouth et des racines de tout ce qui fait l’entité libanaise. Arrogants, volumineux roman sorti récemment en librairie, n’est que le premier maillon d’une trilogie qui, tout en accostant au plus intime des rives de l’Orient, va voir bientôt le jour… Ses amis francophones chevronnés, dont Alain Plisson qui a campé plusieurs de ses personnages de scène et n’a pas hésité non plus à monter en son absence à Beyrouth Le Grand yaourt (écrit en 1987), qui a rencontré les faveurs du public.

Un tour d’horizon après presque plus d’un demi-siècle d’écriture s’impose. Gabriel Boustany est un des plus fringants et passionnés porte-étendards du théâtre francophone à Beyrouth qui, dans un pays autrefois de lait et de miel, n’avait guère le visage et le profil d’aujourd’hui.


Dans quel ordre classeriez-vous votre trois casquettes de dramaturge, romancier et producteur de cinéma ?

J’accorde la priorité au dramaturge, puis au romancier et au producteur accidentel que je suis pour des raisons d’amour pour le cinéma.


Comment est venu le déclic pour le théâtre ?

J’ai de tout temps rêvé d’écrire. C’est sans doute l’influence de mon père qui me lisait Victor Hugo pour m’endormir : Notre-Dame de Paris, Les Misérables... Et puis, dès l’âge de treize ans, j’ai écrit des « trucs ».

Pourquoi le choix du théâtre ?

Mes premières lectures étaient les séries de « Tintin » … Au Collège Notre-Dame des Frères de Furn el-Cheback, on nous prêtait des livres. On m’a refilé Hamlet de Shakespeare, une lecture que j’appelais question-réponse. C’est ainsi qu’est né mon goût pour le théâtre.


Qu’a apporté Beyrouth à votre carrière dramaturgique ?

Beaucoup de choses ! Beyrouth est une ville fascinante : le cosmopolitisme qui existait, l’influence ottomane qui s’exerçait, je les vivais comme des légendes. Les requins ou presque, mis en scène par Roger Assaf à Beyrouth, illustre la première révolte des Libanais contre les Ottomans. Ce qui se sera aussi par la suite avec les Syriens…


Pouvez-vous évoquer la représentation de « Pour savoir qui…qui…qui… sera mangé » à Baalbeck ? Accueil du public et de la critique ?

Mise en scène par Eduardo Manet, innovateur et pratiquant les sentiers non battus, cette pièce, dans le faste et la majesté de Baalbeck, avait reçu un accueil mitigé du public. Les critiques locaux étaient déroutés, alors que les critiques étrangers furent enthousiasmés. C’est avec cette pièce que j’ai reçu l’encouragement de deux personnalités du monde culturel français : Marcel Girard (conseiller culturel auprès de l’ambassade de France) et Pierre Andreu, directeur de l’ORTF.


Parmi les pièces données à Beyrouth, laquelle est votre préférée et pourquoi ?

Une dizaine de pièces, toutes en français sauf La barque de Dante, traduite par la suite en arabe par Nidal Achkar et donnée à la télé libanaise (jouée avec Roger Assaf et Claude Selena) et qui obtint un « Cèdre d’or ». Il y a aussi Le retour d’Adonis, Les vacances de Philippine et Les criquets migrateurs. Mais sans conteste, c’est Aladin in memoriam, mis en scène par Eduardo Manet, qui l’emporte car il s’agit d’une pièce chorale qui répond aux problèmes du Proche-Orient et parle de la topographie morcelée de la région. Prémonitoire par cette dénonciation du culte de la mémoire, devant les archétypes de succès des Libanais et de leur notoriété de bâtisseurs.


À Paris, au théâtre, quel est votre plus grand succès et quel est le plus grand flop ?

Aladin in memoriam, Les criquets migrateurs et Translation sont des pièces applaudies. Pour ce qui est du « flop », ce sont les pièces que j’ai données à des metteurs en scène qui ne les ont pas lues !

Comment s’est opérée la transition vers le roman ?

Mon premier écrit était déjà un recueil de nouvelles (Joachim l’imbécile), et puis j’ai écrit aussi des nouvelles dans le quotidien L’Orient, à l’époque où il n’avait pas encore fusionné avec Le Jour…


Quand est né l’amour pour le cinéma ?

Il remonte au lycée. Nous allions au cinéma avec des amis. Anthony Quinn était une de mes premières idoles… Un jour qu’il était à l’affiche, j’étais allé au cinéma, me préparant à un western. Or, ce fut La Strada, de Fellini. Quant à la production, avec mon flair et mon bagage pour l’écriture, j’ai tenté une vie meilleure avec des films fabuleux.


Où vous situez-vous pour le cinéma? Producteur, scénariste ?

Surtout en tant que producteur. Il y a Atlantic City de Louis Malle avec Susan Sarandon et Burt Lancaster, Le sang des autres de Claude Chabrol, Louisiane de Philippe de Broca, La mort en direct de Bertrand Tavernier et Sauve-toi Lola de Michel Drach.

Votre plus grand succès pour le grand écran ? Et votre plus grand bide ?

Le plus grand succès fut Atlantic City qui obtint un Lion d’or à Venise en 1980. Louisiane, qui a été abandonné par Jacques Demis et repris par Philippe de Broca, c’est une autre histoire...


Votre définition du dramaturge ? Du romancier ? Du producteur de cinéma ?

Pour le dramaturge, je n’en ai pas. Pour le romancier, il y a l’histoire et les personnages que je répète par trois fois ! J’aime les choses positives. Pour le producteur, j’ai plusieurs définitions : financier, coureur de filles… Mon intrusion au cinéma est celle d’un artisan et non d’un grand groupe comme Walt Disney…


Debout à quelle heure et pour faire quoi ?

Je me réveille à 6h, mais ne sors du lit qu’à 8h. Je suis comme les divas, je prends un bain, m’installe à ma table et écris jusqu’à 14 h.

Quand vous avez du temps libre, que faites-vous ?

Bof… Je me promène, je me balade dans les musées. Je n’ai pas fini de découvrir le Louvre. Mais je ne suis pas très sportif !

Quel est votre rapport à la lecture ? Vous lisez l’arabe ?

Je lis peu l’arabe. Je ne suis pas un grand lecteur, j’aime les lectures solides. Je relis Proust, Stendhal, Tchekhov. Et beaucoup de théâtre bien sûr : Éric Emmanuel Schmitt et Yasmina Reza.


Vous aimez la peinture ? Les peintres libanais ? Quels sont les artistes que vous admirez ?

J’aime beaucoup Chafic Abboud, Awad, Nada Akl, les gens qui transportent leur monde. Et puis je me suis arrêté aux impressionnistes.


Quel défaut ne supportez-vous pas ?

La vanité. Par contre, j’aime l’arrogance !

Un objet dont vous ne vous séparerez jamais ?

Une amie battante, Najat Rizk, voulait monter une de mes pièces Histoire de Gebran le prophète, traduite par Jalal Khoury et mise en scène par Berge Fazlian. Envoyé chez un financier, j’ai eu deux crayons. Il y en a un à Beyrouth et un à Paris. Je ne m’en suis depuis jamais séparé !

Quel est le plus beau compliment reçu ? La critique la plus blessante ?

Ému par ma pièce de théâtre, un professeur de français de Tyr est venu pour la signature de mon dernier livre. Je ne retiens rien de ce qui est blessant, je retiens seulement les critiques amusantes. Je suis loin de la mesquinerie.


Qu’est-ce qu’on vous reproche ?

Oh, on me reproche mon égoïsme.


Le genre de littérature auquel vous êtes allergique ?

Allergique à la littérature moderne. J’aime beaucoup Elsa Ferrante, et non ses sous-produits…


Un film à voir, revoir ? Une musique à écouter, réécouter ?

J’adore Fellini ainsi que Visconti. Pour la musique, il y a Bach et Mozart, et les chanteurs français pour m’évader.


Ce qui vous donne de l’espoir ?

L’espoir.


Votre héros (héroïne) dans la vie ?

Je n’en ai pas.


La littérature ou le cinéma peuvent-ils sauver le monde ?

Ils devraient.


Un lieu pour fuir le monde ?

Mon petit jardin à Adma (Maameltein) et ma fenêtre sur l’avenue Charles-Floquet à Paris.


Ce qu’il y a de moderne en vous ? De droite ? De gauche ?

Je suis moderne : c’est-à-dire conforme aux goûts non assujettis à la mode du moment. Je suis épicurien, a-religieux et a-nationaliste (termes ainsi utilisés par l’écrivain).


En quoi croyez-vous ?

Je crois que nous traversons tous une mauvais passe, pas seulement au Liban. Je crois dans les jeunes : ils commencent les mouvements civils.


Votre principale qualité ?

Ma ténacité, ma patience.


Revenez-vous fréquemment à Beyrouth ?

Oui, pratiquement tous les deux mois. Et je suis déçu à chaque fois par l’état des choses : acculturation galopante, incivilité et arrogance issue d’un certain éclectisme.


Votre rapport au monde numérique ?

Je me suis bien intégré au monde numérique. J’écris sur ordinateur et mon fils Omar vient de me mettre sur Facebook.


Un geste qui vous déstabilise ?

L’incivilité me touche et c’est ce que je reproche aux Libanais aujourd’hui.


Une devise ?

L’anglais (l’américain) est une langue, et le français est une culture.



Dans la même rubrique
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : savoirs croisés, faits et fictions...

Abdel Rahman el-Bacha : La vie est une leçon d’humilité

Adonis : Ma préférence, dans le monde arabe, c’est Beyrouth, projet ouvert à l’infini...

Rafic Ali Ahmad : Depuis que je suis né, je cherche une patrie

Amin Maalouf : Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante


À la question pourquoi écrire, il avait répondu en toute sincérité : « Parce que je ne sais rien faire d’autre. » Vérité partielle, oubliant que son théâtre francophone reste un pilier incontournable de la scène et de la dramaturgie francophones libanaises, et sans doute parce que son activité reste intense, certes, entre pièces de théâtre (une vingtaine) et les...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut