Le mouvement de contestation populaire semble avoir repris du poil de la bête. Le spectacle de ces Libanais qui ont réinvesti les rues hier, aux quatre coins du pays, affichant une détermination qui n’était pas sans rappeler celle des premiers jours de la révolte d’octobre, a surpris de nombreux observateurs, mais aussi la classe politique qui avait largement misé sur un essoufflement du mouvement.
De Saïda jusqu’au Akkar en passant par Tripoli, Khaldé, Jiyé, le Ring, Jal el-Dib, Zouk, Jounieh ou encore Furn el-Chebback, le virus de la colère populaire s’est propagé en un temps record et les coupures d’axes routiers ont été mises en œuvre tout aussi rapidement. Le paysage de cette mobilisation massive et soudaine est d’autant plus surprenant que la contestation semblait s’enliser dans une apathie que certains ont tenté d’expliquer par un désenchantement et une lassitude générale dus aux lourdes difficultés économiques auxquelles sont confrontés les Libanais depuis des mois maintenant. Pour d’autres, le « recul » du mouvement de contestation devait être attribué à l’absence d’un commandement de bord chargé de piloter le navire, de déterminer sa destination et les objectifs à atteindre, une critique formulée à plusieurs reprises par le chef de l’État Michel Aoun, et plus récemment par le chef druze Walid Joumblatt. Ce dernier avait reproché lundi dernier aux protestataires de ne pas avoir de plan d’action pour accéder au pouvoir.
Il n’en demeure pas moins que la rue s’est de nouveau mobilisée hier, portée par une profonde colère qui s’est manifestée avec un renouvellement de l’énergie révolutionnaire semblant être le prélude à une étape différente de celle qui a précédé. Pour de nombreux activistes, la motivation principale qui a poussé les gens à réinvestir les lieux publics se résume en quelques mots : une rancœur et une amertume grandissantes contre une classe politique incapable et sourde dont ils ne reconnaissent plus du tout la légitimité.
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Ayant accordé un temps de répit suffisant, diront certains, au Premier ministre désigné Hassane Diab pour lui permettre de former un gouvernement qui corresponde aux aspirations des protestataires – un cabinet de salut formé de personnalités politiquement indépendantes –, les contestataires ont conclu à l’échec de sa mission.
« Les blocages qui ont empêché la naissance du gouvernement, mais surtout l’étalage des tiraillements politiques entre notamment le mouvement Amal et le CPL ainsi que les pressions politiques exercées sur le Premier ministre désigné ont clairement montré à l’opinion publique que les pratiques traditionnelles de la distribution des quotes-parts étaient revenues en force », commente Zeina Hélou, chercheuse et activiste.
Plongée dans le déni, la classe politique est accusée de continuer à mettre en œuvre les mêmes marchandages politiques pour former un gouvernement reflétant ses propres desiderata et intérêts et non ceux des Libanais.
« Le pari du président du Parlement Nabih Berry, qui a cru un moment avoir été débarrassé du mouvement de contestation, a été perçu comme un défi et a redonné un nouvel élan aux protestataires », poursuit Mme Hélou.
À voir les foules déferler en si grand nombre dans plusieurs régions, on croirait qu’une main invisible opère systématiquement dans les coulisses pour mobiliser, organiser et donner les instructions. Tout en ayant vraisemblablement préservé son caractère spontané, le phénomène de ce rassemblement massif et soudain semble toutefois bien plus complexe à comprendre.
Associant la spontanéité et la solidarité à un minimum d’organisation qui se met en place le plus souvent a posteriori et non en amont de la dynamique, la propagation de la contestation serait également due à l’élément de contagion qui reste le moteur principal de l’affluence des contestataires en plusieurs points du territoire.
« Dès qu’un groupe précis descend en force dans une localité donnée, les autres suivent immédiatement, à la manière d’une vague qui déferle d’une région à une autre », explique Mme Hélou. L’appel à « la semaine de la colère » avait été lancé par plusieurs groupes le week-end dernier, mais sans qu’une coordination soit clairement mise en place. Aucun mot d’ordre n’a été donné non plus pour couper les routes, un sujet de polémique qui divise depuis un certain temps déjà les milieux des contestataires dont une large partie est récalcitrante au recours à ce moyen de pression.
(Lire aussi : Face à la colère renouvelée de la rue, les forces politiques serrent les rangs, le décryptage de Scarlett HADDAD)
Retour des chiites ?
Fait relativement inédit si l’on en croit certaines informations, la réapparition des contestataires chiites proches d’Amal et du Hezbollah, non pas pour contrer le mouvement cette fois-ci ou le torpiller, mais pour se solidariser avec la foule. Un phénomène dont l’ampleur était encore difficile à évaluer hier soir, tout autant que ses objectifs. Selon certains activistes, les contestataires chiites auraient réinvesti la rue après avoir obtenu le feu vert des deux formations chiites qui souhaiteraient en découdre avec le Premier ministre désigné.
« Le tandem chiite a laissé faire sa base espérant faire tomber par la rue Hassane Diab, qui semble désormais indéboulonnable, aucune clause de la Constitution ne permettant de le pousser à rendre son tablier », commente pour L’Orient-Le Jour un activiste, dont les propos ont été cependant formulés avant l’intervention du chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, qui devait en principe annoncer sa décision de se ranger dans l’opposition. Un scénario qui a été toutefois écarté en dernière minute, M. Bassil ayant laissé entendre, après une rencontre de plus de deux heures avec le président du Parlement, qu’il serait en faveur de la poursuite des efforts entrepris par M. Diab en vue de la mise sur pied d’un gouvernement qu’il souhaite composé de spécialistes.
« On aurait pu croire un moment que M. Berry, voire le CPL, souhaitait effectivement se débarrasser de Hassane Diab. Or les propos de M. Bassil indiquent le contraire. Par conséquent, la thèse de l’instrumentalisation de la rue chiite pour pousser le Premier ministre vers la voie de sortie ne tient plus », commente un activiste ayant requis l’anonymat.
Aux yeux du mouvement de contestation, qui vient d’accorder 48 heures à M. Diab pour mettre sur pied un cabinet conforme aux critères énoncés par la rue, ce dernier vient de démontrer, on ne peut plus clairement, son adhésion totale au système politique conventionnel que la rue souhaite torpiller depuis le début de la révolte.
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16 h 53, le 15 janvier 2020