« La semaine de la colère » a commencé et elle a redonné aux Libanais le sentiment d’être revenus plus de deux mois en arrière, lorsque le mouvement de protestation était à son apogée. Les protestataires avaient d’ailleurs annoncé leur intention de redescendre dans la rue, avec plus de force qu’au début du mouvement. Mais, il faut le reconnaître, les parties au pouvoir n’avaient pas pris cette menace au sérieux, considérant que le mouvement avait perdu de son élan et que les Libanais, dans leur majorité, étaient las et ne demandaient plus que des solutions à la crise économique.
Les responsables et les différentes parties au pouvoir ont donc été surpris par l’ampleur du mouvement hier et par sa capacité à fermer la plupart des routes vitales, du nord au sud. Ils peuvent accuser le mouvement de paralyser le pays et de s’inscrire dans un plan visant à créer le chaos au Liban, mais eux non plus n’ont pas fait preuve d’un grand sens des responsabilités, étalant de nouveau leurs divergences au sujet de la formation du gouvernement.
Après la pause des fêtes, le mouvement a donc de bonnes raisons de redescendre dans la rue et de crier sa colère et sa frustration. Il affirme avoir voulu donner sa chance au Premier ministre désigné Hassane Diab, mais au lieu de former un cabinet au plus vite, le processus s’est enlisé et la désignation du Premier ministre, au lieu de constituer le début d’une solution, est devenue un problème qui est venu s’ajouter à tous les autres dont souffrent actuellement les Libanais.
Comment en est-on arrivé là ? Dans son discours hier devant les membres du corps diplomatique, le chef de l’État a affirmé que le gouvernement aurait dû naître la semaine dernière, mais que des obstacles de dernière minute ont entravé le processus de sa formation. De quoi s’agit-il au juste ?
Selon des sources proches des deux formations chiites, après l’assassinat par les Américains du général Kassem Soleimani et de Abou Mehdi al-Mouhandès, les responsables ont immédiatement songé à accélérer la formation du gouvernement pour donner au Liban une certaine immunité face à la tempête qui souffle sur la région. Toutefois, l’idée d’un cabinet de technocrates a semblé un peu dépassée, les différents protagonistes estimant qu’il faudrait désormais y inclure des personnalités politiques pour qu’il soit en mesure de relever les défis régionaux qui ne manqueront pas de se présenter.
Toujours selon les sources précitées, ce serait le ministre Gebran Bassil qui aurait discuté en premier de cette idée avec le Premier ministre désigné, après avoir sondé auparavant le président de la Chambre et le Hezbollah qui étaient naturellement en faveur de cette suggestion. Mais Hassane Diab n’aurait pas été convaincu par cette suggestion. Au contraire, il aurait expliqué au chef du CPL pourquoi il tient à un gouvernement d’experts. M. Bassil, qui ne souhaite pas être celui qui entrave la formation du gouvernement et qui dès le départ avait proposé un cabinet entièrement formé de technocrates, aurait donc renoncé à l’idée du gouvernement « techno-politique » et se serait mis à discuter avec le Premier ministre désigné des portefeuilles qui devaient être attribués à son camp et à celui du chef de l’État. Selon les mêmes sources, Gebran Bassil voulait au départ choisir huit ministres chrétiens sur neuf, dans un gouvernement de 18, le dernier étant choisi par les Marada. Mais Hassane Diab a insisté pour pouvoir choisir un ministre chrétien (l’ancien ministre Damien Kattar, à qui il voulait confier le portefeuille des Affaires étrangères). Finalement, le Premier ministre désigné a proposé de donner à M. Kattar le portefeuille de l’Économie, laissant le choix du ministre des Affaires étrangères à Gebran Bassil. On avait alors parlé de l’ancien ambassadeur de la Ligue arabe à Paris Nassif Hitti. Mais le chef du CPL aurait vu le nombre des ministres dont il avait le choix se réduire à 6 (M. Diab choisissant un ministre, les Marada un autre et le Tachnag un troisième), alors que les Marada revendiquaient un second portefeuille. Il aurait alors lancé l’idée de rester à l’écart de la formation du gouvernement tout en suspendant le vote de confiance au plan de sauvetage économique et financier du gouvernement et à la crédibilité des personnalités choisies.
Toutefois, Gebran Bassil devait aussi faire face à la colère de Nabih Berry, qui s’est senti visé par le retour à l’idée d’un gouvernement d’experts. D’autant que lui et le Hezbollah n’avaient rien demandé de précis à ce sujet. Le président de la Chambre a donc exprimé sa colère à sa manière, par le biais de plusieurs déclarations, celle-ci étant aussi bien dirigée contre Hassane Diab que contre Gebran Bassil. La situation était ainsi devenue encore plus compliquée qu’auparavant, puisqu’il y avait désormais trois conflits apparents : entre Diab et Bassil, entre Diab et Berry et entre Berry et Bassil, sans parler des autres tiraillements avec les différentes formations politiques, comme le PSP, les Marada et d’autres.
De leur côté, les sources proches du CPL ont affirmé que Gebran Bassil était dès le début favorable à un gouvernement de technocrates et qu’il n’a pas réclamé de portefeuilles pour les membres de son parti ou pour des figures proches de ce parti. Il a simplement suggéré des noms à la demande du Premier ministre désigné, qui pourraient être à la hauteur de la situation actuelle.
C’est donc dans ce climat confus que le mouvement de protestation populaire a décidé de redescendre dans la rue. Encouragé par le Hezbollah, le chef du CPL s’est rendu à Aïn el-Tiné pour une longue rencontre-explication avec le président de la Chambre. Les deux hommes ont estimé que la priorité est à la formation du gouvernement, pour commencer à mettre en application un plan de sauvetage, tout en insistant sur le fait que le cabinet qui regroupera des experts devrait quand même avoir une couverture politique, pour obtenir la confiance du Parlement. D’ailleurs, c’est à cause de l’influence de Nabih Berry et de l’écho des protestations dans la rue que Gebran Bassil a réduit sa conférence de presse, après la réunion du groupe parlementaire du Liban fort, à une simple déclaration sans position en flèche contre le Premier ministre désigné. Il s’est en effet contenté de demander à Hassane Diab de former un gouvernement le plus vite possible avec des personnalités crédibles, et cette position a été visiblement coordonnée avec Nabih Berry.
La balle est donc désormais dans le camp de Diab et... de la rue !
SERREZ-VOUS JUSQU,A L,ECLATEMENT !
10 h 36, le 16 janvier 2020