Je rends grâce à ceux qui auront la « patience » – tant ils ont déjà trop lu, trop entendu, analysé, critiqué, discuté, revendiqué, ou abandonné –, de lire ce papier, mon dernier avant le solstice d’hiver. La révolution entre dans son troisième mois, engloutie sous un déferlement de mots qui semblent sans écho ; étourdie de bruits et de fureur avec, pour seul résultat apparent, la sidérante décision du pouvoir de renverser le peuple. À l’évidence, tout cacique craignant de perdre son fauteuil s’y accroche, déjà momifié ou transformé en statue de sel. Ils ont l’air immobiles, comme ça, mais quelque chose en eux bouge, affectant la scène à des kilomètres des lieux où ils siègent : leur petit doigt. Ce membre qui n’a l’air de rien, qu’on pourrait croire surnuméraire, a le pouvoir de réveiller les pires instincts des affidés, les jetant par les rues à caillasser toute âme qui vive, fût-ce l’armée ou les forces de l’ordre, et vandaliser le mobilier urbain. Ceux-là, la révolution est leur ennemie personnelle : elle réclame citoyenneté, justice, équité, transparence, parité, toutes notions qui feraient perdre à leur commandement ses privilèges et mettrait fin à leur esclavage. Ils ne sont clairement pas prêts à renoncer à la petite manne sacrée que celui-ci leur procure, au profit d’un genre d’État assurant leurs droits élémentaires sans se faire prier. Mais comment se déferaient-ils de ce besoin de dépendance et d’adoration qui mine la vie publique sous nos cieux depuis la nuit des temps ? La raison a beau raisonner, c’est le cœur qui dit lamentablement non. Et ce non du cœur entrave d’emblée toute perspective de changement.
En attendant, saisi d’affolement au seuil de ce qui est annoncé comme une des plus grandes crises de l’histoire du Liban, tout le monde se prépare au pire. L’approvisionnement manquera-t-il ? Les ménages ont rempli leurs placards de vivres pour une poignée de semaines. Les plus chanceux effectuent des allers-retours obsessionnels aux guichets de leurs banques, grappillant de leurs dépôts ou salaires les quelques billets hebdomadaires auxquels il leur est permis d’accéder. Si nul ne sait de quoi demain sera fait, on sait au moins que par plusieurs aspects, demain sera sombre. Les députés que nous avons mandatés avec tant de confiance et de légèreté en mai 2018 ont fait ériger hier un mur frontalier entre eux et nous, entre le Parlement et la ville. Il serait d’ailleurs bon, tant qu’à faire, de fermer tous les accès de la place de l’Étoile, et qu’ils y restent. Car, à de rares exceptions près, on n’a pas vu une seule fois ces édiles aux côtés de leurs électeurs depuis le début de la révolte populaire. La classe politique, isolée de sa base, est dans un tel déni qu’il ne serait pas étonnant de voir quelque élu, épiant le monde par-dessus l’enceinte, demander aux passants : « Vous êtes nombreux là-dedans ? »
Mais nous n’avons besoin de personne. La nuit de Noël approche et jamais cette fête chargée de symboles n’aura été préparée avec autant de ferveur, d’intensité et de sens. Jamais la compassion, la solidarité et la générosité n’auront autant fédéré les Libanais, toutes confessions et régions confondues, autour des plus fragiles des leurs. Au plus profond de notre désarroi nous découvrons une force et une joie nouvelles, des valeurs inédites, et cet enfant divin qui vagit, démuni, dans le froid d’une étable, voit désormais le jour en chacun de nous. Noël joyeux, donc, et nous sommes prêts. Vous de là-haut, tirez les premiers !
commentaires (5)
J'ai toujours pensé qu'une révolution pacifique au Liban serait impossible . J'éspère que je me trompe , sincèrement . Les libanais méritent tellement .
Chucri Abboud
19 h 01, le 19 décembre 2019