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« Je suis née, j’ai grandi et j’habite à Aïn el-Remmaneh. » Telle est la première chose que Rémie Akl balance, de but en blanc, après s’être installée puis défaite de ce manteau en cuir noir, surdimensionné, qui lui sculpte des épaules de boxeuse : ne pas y voir pour autant la moindre allusion à ces « patriotismes de quartier » dont on tente d’invoquer les vieux monstres aujourd’hui. Rien de cela. Ne pas y voir non plus une manière de suggérer une certaine croyance politico-religieuse. Loin de là. Si la jeune femme à l’esprit agile et pertinent choisit d’évoquer ses quartiers d’appartenance, si elle tient à se situer sur ce qui fut longtemps une ligne de démarcation, c’est simplement pour remonter à l’origine des traumas de guerre qu’elle traîne comme de lourds boulets et qui continuent de lui coller à la peau. « Cette guerre civile dans laquelle mes parents ont vécu, et qui a donc vécu en moi », comme elle le formule si pertinemment dans l’une des cinq vidéos qu’elle dit avoir « presque vomi » sur son compte Instagram depuis le 17 octobre. Cinq vidéos qu’elle a entièrement pensées et écrites au gré de ses insomnies, puis réalisées avec l’aide d’une bande d’amis en un temps record. Cinq vidéos, une poignée de minutes seulement, des propos affûtés comme des poignards, des vues et des likes par centaines de milliers, qui ont tourné en boucle sur bien des écrans et ainsi fait de Rémie Akl l’une des figures féminines de cette révolution.
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Sortir des rangs
Retour à Aïn el-Remmaneh. Rémie Akl y pousse à l’ombre de deux parents et d’un frère plus âgé, qui portent en eux les stigmates de quinze ans d’une guerre qui se profilait quotidiennement à leur fenêtre donnant sur la rue qui sépare leur quartier de la naguère ennemie Chiyah. « Je me souviens de m’être sentie à l’étroit sur les bancs de mon collège de filles, presque pas à ma place », si bien que la sœur supérieure lui devine un petit quelque chose en plus dans la voix, et l’encourage à développer ce talent précoce. C’est son père Milad, dont elle découvre sur le tard qu’il était danseur de ballet, qui se charge de faire germer toutes les musiques, tous les pas de danse qui fourmillaient en Rémie. À l’âge de 16 ans, « j’étais autodidacte et n’avais pris aucun cours de chant ou de danse, si ce n’était les conseils de mon père », il lui suffira d’un casting de quelques minutes pour qu’elle capte l’attention d’Alissar Caracalla qui l’invite aussitôt à rejoindre la troupe de danse d’adultes. Au moment de se choisir une voie d’avenir, Rémie Akl penche d’abord pour des études de journalisme, qu’elle lâche rapidement, « pas pour moi », à la faveur d’une formation en audiovisuel à l’Université libanaise. Tranchante, l’étudiante présente en guise de projet de diplôme un film qui interroge la virginité, et où, pas froid aux yeux, elle se met en scène, intégralement nue face, entre autres, à ses parents qui assistent à la projection. « Je suis toujours sortie des rangs, mais silencieusement, en l’imposant certes, mais sans avoir à le hurler ou le brandir. C’est peut-être pourquoi cela a toujours été accepté de la part de mon environnement familial, sans trop de problèmes. » Au terme d’un master II en cinéma à l’Université Lumière de Lyon, entre deux voyages où la conduisent ses premiers boulots, Rémie Akl est de passage à Beyrouth lorsqu’elle entend parler d’un appel lancé par Michel Fadel pour des potentiels performeurs dans sa boîte O. Quand j’ai débarqué à l’audition « avec mon look un peu provocateur et gothique, Michel m’a d’abord regardée comme si j’allais lui faire perdre son temps », se souvient l’artiste. À peine deux notes fredonnées par elle en égyptien et le compositeur embauche Rémie Akl, qui passera un an à déployer son répertoire sur la scène de cet établissement, quelque part entre mouvements de hanches échappés d’un cabaret feutré du Caire et tenues déglinguées empruntées à Madonna. Elle en dit : « Au départ, les clients ne comprenaient rien à ce qui se passait. Mon côté cru et sauvage les a sans doute déroutés. Mais je crois que ma sincérité, l’harmonie entre les deux pans de ma personnalité que je montre sur scène ont fini par payer. »
Des choses en moi
Ces performances, Rémie Akl est contrainte de les interrompre lorsque survient la révolution du 17 octobre. En retrait de la scène, dans l’obscurité de sa chambre, des émotions lui reviennent, qu’elle croyait terrées en elle et oubliées. « Les mots que je me suis mise à écrire, sans penser en faire des vidéos au départ, m’attendaient. J’avais besoin de dire autre chose que Kellon yaane kellon, ainsi que les insultes, certes nécessaires, qui se propageaient dans la rue », se souvient-elle. Ces mots, une poignante cartographie des résidus de la guerre civile qu’elle recense de sa voix ravinée comme les blessures dont elle a hérité, « dans les murs de ma maison », « dans les rides de peur de ma mère », « dans l’intransigeance de mon père », « dans la violence de mon grand frère », « dans la faim de ma voisine et ses cinq frères et sœurs », la fille d’après-guerre les porte à bras-le-corps dans une première vidéo postée sur son compte Instagram le 27 octobre. Bon nombre d’internautes découvrent alors le faciès de Rémie Akl, pertinente, vive, le verbe haut. Sa courte frange qui lui tisse des parentés avec Tokyo, l’héroïne puissante et conquérante de La Casa Del Papel. Sa poigne de boxeuse, comme nous l’avions soupçonné, qui n’a pas peur de défoncer les verrous du passé. Son regard d’aventurière qui n’a pas peur de jouer avec le feu, qui a plus d’une corde à son arc, oscillant entre force et fragilité. Ses talents en couteau suisse, danse, chant, théâtre avec lesquels elle jongle en toute aisance. Et surtout sa volonté forgée au fer rouge, de « se fabriquer une nouvelle mémoire ».
Presque comme un mantra, dans chacune des quatre vidéos qui suivront, l’une où elle nous dirige de force les yeux vers 44 ans de confiance et d’échec de notre gouvernance, l’autre où elle braque son regard sur ceux qui encouragent la révolution sans toutefois y participer, la troisième où elle répète que le mouvement ne s’adresse pas « contre ton leader, comprends-le une bonne fois et pour toute », la désormais figure des réseaux sociaux invite sa génération à participer au chantier d’une nouvelle mémoire, de nouveaux souvenirs, d’une nouvelle histoire, « loin de celles que nos parents nous ont transmis, presque comme une maladie ». Alors, après avoir visionné (en boucle) les vidéos de Rémie Akl, on ne peut que se poser cette question qu’elle adresse à ses congénères dans son dernier post, en parodiant une élection de Miss Liban : « Vous attendez quoi pour descendre dans la rue ? »
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commentaires (1)
En voilà une preuve évidente qui ne peut souffrir d'aucun quiproquo a l'article de la journaliste Scarlette Haddad qui porte la parole des partisans de Aoun CPL et cie. Des appels même des cris stridents ont raisonné dans les rues comme sur tous les réseaux sociaux à tous les libanais dignes de ce nom de descendre dans la rue pour récupèrer leur dignité et leur liberté mais certains ont préféré faire la sourde oreille et attendre qu'un leader politique leur claque des doigts pour obéir aux ordres sans réfléchir a ce qu'ils font et aller se mettre face aux patriotiques pour leur saboter leur révolte. Et ensuite se faire passer pour des victimes isolées a qui on a oublie d'envoyer un carton d'invitation pour s'indigner de ce quon leur impose depuis des décennies et pour défendre leurs droits. Misérables.
Sissi zayyat
15 h 58, le 02 décembre 2019