Une thaoura qui se fait autour du poing érigé par Tarek Chehab. Photo Rami Rizk
On ne voit plus que lui, ce poing levé au ciel, planté, ancré dans le sol de la révolution et aujourd’hui indéracinable. Élément inséparable de ce moment essentiel de l’histoire du Liban, il est un cri, une promesse, un repère. C’est du jour au lendemain que les manifestants, fervents habitués de la place depuis le 17 octobre dernier, l’ont découvert. Un poing serré, tendu, fier, qui n’est pas sans rappeler par son graphisme les nombreux symboles des révolutions dans le monde, à leur tête le poing levé de Nelson Mandela. Depuis, du haut de ses 9 mètres, il est devenu le témoin de nos préoccupations, de nos discours et de nos révoltes ; le centre névralgique de la place des (anciens) Martyrs et des nouveaux rêveurs. On y grimpe pour battre le tempo du DJ Madi K. devant des milliers de personnes emportées par leur rage de (sur)vivre ; on se recueille devant les dégâts provoqués puis abandonnés par une bande de voyous en fuite, réunis à son pied depuis comme des reliques. On le regarde, inlassablement, éclairer dans sa simplicité nos parenthèses de désespoir.
Ce poing-message brandi aux yeux du monde, plus qu’un bras d’honneur, un « poing d’honneur », un point d’honneur, est l’œuvre d’un jeune homme de 32 ans, Tarek Chehab. Assis silencieusement dans un coin, loin de la foule de passionnés sur la place, enflammés autour de son œuvre « complètement spontanée », en ce nouveau dimanche de mobilisation à Beyrouth, il confie, dans un murmure : « Oui, le poing, c’est moi qui l’ai fait. » Drôle d’endroit pour une rencontre. Et pourtant, le lieu idéal pour mettre enfin un visage, et une histoire, sur ce totem de la révolution 2019.
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Spontanément
« Si on me racontait une histoire pareille, je ne la croirais pas », assure Tarek Chehab. Diplômé en business à l’AUB, « avec une option en hôtellerie de la LAU » et un master international en management à l’IF Business School à Madrid, il a créé sa boîte à 27 ans. Styro 3D conçoit et produit des objets en 3D, animaux, produits commerciaux de toutes tailles, en bois, polystyrène, métal ou plexi, pour des expositions, des vitrines et autres événements. Citoyen d’abord, citoyen surtout, et futur père, il avait, comme tous les autres, un rêve devenu une urgence, qui lui a fait ressentir la nécessité de participer, à sa manière, à ce soulèvement pacifique contre la classe politique libanaise.
Il commence par produire 300 cèdres de 60 cm en polystyrène qu’il distribue à Beyrouth. « Ce n’était pas assez, j’ai dû en refaire pour Jal el-Dib, et comme il me restait des chutes de bois, j’ai décidé de les utiliser pour faire des petits poings de 35 cm. Je n’ai rien inventé, j’ai tapé sur Google “power hand symbol” et j’ai eu ce dessin que j’ai reproduit tel quel. » Loin de lui tout rapprochement avec le symbole du mouvement étudiant serbe Otpor qui a joué un rôle décisif dans la chute du pouvoir de Slobodan Milosevic. « Tout ce que j’ai fait était spontané, sans aucune arrière-pensée », martèle-t-il.
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Plus grand, plus haut
Mais rapidement, ces poings de 35 cm ne suffisaient plus face à la révolte qui s’amplifiait, individuelle ou collective. Ce n’était pas assez pour Tarek Chehab, qui, voyant plus grand, décide de « faire une immense main ». Mais où l’installer... De sa fenêtre, chez lui, le jeune homme a une vue plongeante sur la place des Martyrs. La réponse s’impose d’elle-même. « Nous la fixerons sur le poteau qui soutient le drapeau libanais. » Aussitôt dit, aussitôt fait ; fort de ses expériences professionnelles et entouré de son équipe, il exécute en 5 heures la structure en bois, « en fait quatre immenses lattes de bois », qui totalise 1m 20 de large x 9 mètres de hauteur, avec un dessin sur fond blanc – « parce que le blanc prend bien la lumière » –, sans couleur, « pour ne suggérer aucun parti politique », et un seul mot : thaoura « avec une typo qui existait déjà », le tout pour la modique somme de 300 000 LL dont il s’est acquitté. « Cette initiative, insiste-t-il, était personnelle. »
Sans prévenir personne, « je ne savais même pas qui il fallait prévenir ! » le vendredi 26 octobre, à 16 heures 15, Tarek Chehab et un groupe de volontaires se chargent de soulever l’immense poing et de l’ancrer dans le cœur de la révolte. Il aura suffi d’une minute et 49 secondes pour que le nouveau symbole trouve sa place, presque naturellement, et tutoie le ciel. « Personne ne comprenait ce qui se passait. C’était, en plus, pendant le discours de Hassan Nasrallah… Ses partisans étaient occupés à l’écouter. »
Les deux premiers jours, les manifestants ne l’ont pas vraiment vu, n’ont pas réagi. « Je n’ai pas voulu forcer les choses ou poster des photos sur les réseaux sociaux. Je tenais à ce que tout se passe d’une manière organique », poursuit le jeune homme. Puis, le poing devient « viral » et le centre de ce nouveau monde.
La suite, on la connaît, et l’histoire sans doute s’en souviendra. Quelques jours plus tard, alors que la place des Martyrs est la cible d’un assaut violent, un groupe de voyous tentent de le casser, puis de le brûler, sans y parvenir, lui offrant ainsi l’immortalité.
Alors que reposent désormais à son pied les décombres de cette triste journée, il est aujourd’hui l’illustration de toutes les revendications des manifestants, un cœur qui bat au rythme de leurs rêves, espoirs et certitudes. « Un jour, je pourrai dire à mon fils, qui doit naître en février : “Regarde ce que nous avons fait pour ta génération” », conclut-il fièrement.
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commentaires (8)
Monsieur Tarek Chehab aurait mieux fait de faire son poing avec le majeur levé bien droit. Ça aurait d’abord été plus représentatif du ras le bol général, et puis ça aurait coupé l’herbe sous les pieds des adeptes de la théorie du complot...
Gros Gnon
11 h 38, le 08 novembre 2019