Dans cette étude publiée il y a une dizaine de jours, vous avez décortiqué le système financier libanais, qui fonctionne selon vous comme une pyramide de Ponzi, du nom d’un escroc italien, Charles Ponzi (1882-1949). L’expression se réfère à un montage financier considéré comme frauduleux consistant à rémunérer les investissements effectués par les clients principalement à l’aide des fonds procurés par les nouveaux entrants et dont les bénéficiaires sont généralement le créateur de cette pyramide et les premiers déposants. Comment cela prend-t-il forme au Liban ?
Comme nous le précisons dans l’introduction de l’étude, le Liban a compté depuis les années 1990 sur les secteurs bancaire, immobilier et touristique, pour attirer des capitaux en dollars. Or cet argent a principalement servi à alimenter un système qui fonctionne comme un schéma de Ponzi, profitant aux banques, ainsi qu’aux dirigeants politiques qui sont leurs clients. La Banque du Liban joue, elle, le rôle de clef de voûte de ce système qui a atteint ses limites aujourd’hui, tandis que l’État s’endette de son côté pour pouvoir payer les intérêts reversés à tous les bénéficiaires.
Le mécanisme, que nous avons détaillé dans l’étude, fonctionne comme suit : les banques commerciales attirent des dépôts, en dollars et en livres, dont elles placent une partie à la Banque du Liban (BDL), soit en tant que réserves obligatoires non rémunérées, soit, et c’est ce qui nous intéresse ici, en dépôts rémunérés à des taux d’intérêt plus élevés que ceux du marché.
La BDL offre ces taux généreux justement pour attirer les capitaux des banques commerciales, des fonds qu’elle va ensuite prêter à l’État libanais, qui doit s’endetter pour couvrir ses dépenses. Pour inciter les banques commerciales et la BDL à lui prêter, l’État offre, lui aussi, des taux d’intérêt élevés via ses obligations, en livres ou en devises.
Or l’État, qui en plus de ses dépenses – parmi lesquelles est inclus le service de la dette – ne génère pas suffisamment de revenus pour financer les intérêts qu’il a promis, doit donc davantage s’endetter auprès des banques et de la BDL, ce qui relance la boucle. Au final, les bénéfices des banques augmentent et la BDL peut couvrir ses pertes. Les grands perdants sont l’État, qui se retrouve de plus en plus endetté, et les contribuables, qui se font de plus en plus imposer pour permettre au système de perdurer quand la mécanique du système se grippe – donc quand il n’y a plus assez d’argent frais qui est déposé dans les banques du pays.
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Ces opérations sont cependant toutes légales…
Oui, dans la mesure où elles se conforment aux lois votées par la classe politique qui en bénéficie. Le secret bancaire a joué un rôle essentiel pour permettre au système de perdurer en adressant une fin de non-recevoir à toutes les personnes qui auraient pu demander à avoir accès aux chiffres. Car il faut comprendre que ce système a pu fonctionner aussi longtemps parce le système bancaire du pays ainsi que les bilans de la BDL manquent de transparence.
À combien s’élève aujourd’hui la facture pour les Libanais ?
Elle est difficile à évaluer. Les intérêts annuels que la BDL reverse aux banques commerciales s’élevaient en moyenne à 4 milliards de dollars jusqu’à cette année. À ce montant, il faut ajouter le coût des opérations d’ingénierie financière, en livres et en dollars, menées par la BDL en 2016 et 2017. Malheureusement, aucun chiffre global n’est disponible, mais il est certainement très élevé. Chiffre auquel il faut ajouter les pertes des secteurs productifs car ce système affecte également l’économie réelle : ménages et entreprises empruntent à des taux d’intérêt élevés, car les banques cherchent à compenser le coût d’opportunité qu’elles subissent en ne plaçant pas leur argent aux taux avantageux de la BDL.
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Est-ce un système unique au monde ?
En un sens, ce schéma de Ponzi libanais est unique car l’ancrage de la livre sur le dollar (en vigueur depuis 1997, 1 507,5 livres pour un dollar même si son prix fluctue actuellement chez les changeurs, NDLR), permet de « jouer » sur les taux. Mais ce n’est pas le seul cas. Le FMI a ainsi mis en évidence une pyramide de Ponzi en Albanie dans les années 1990, lors du passage de l’économie planifiée à une économie de marché. Mais, dans le cas albanais, ce sont des entreprises privées, et notamment celles qui appartenaient à des politiciens, qui ont bénéficié de la pyramide, et non les banques comme au Liban.
Le système financier libanais a fonctionné en suivant ce mécanisme pendant des années. Pourquoi s’essouffle-t-il aujourd’hui ?
C’est la baisse des dépôts dans les banques commerciales à partir de décembre 2018, en raison de plusieurs facteurs dont la crise syrienne, qui a perturbé le système. Face au ralentissement de la croissance des dépôts, quelques années plus tôt, la BDL avait lancé, en 2016 et en 2017, des opérations d’ingénierie financière, consistant en des swaps (échanges) de titres de dette avec les banques commerciales, afin que la BDL récupère des eurobonds. Ces derniers ont l’avantage de lui fournir les dollars nécessaires pour défendre la livre, et de lui permettre de prêter à nouveau à l’État. En contrepartie, les banques commerciales ont, elles, récupéré des obligations libanaises en livres rémunérées à des taux d’intérêt beaucoup plus élevés.
Il faut souligner que le Liban aurait pu amortir le choc de la crise actuelle si une partie des bénéfices engendrés et de la dette avaient été investis dans l’économie réelle, dans des projets d’infrastructure ou dans des secteurs productifs, par exemple. Mais cela n’a pas été le cas.
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Comment vous-même avez-vous eu l’idée de chercher de ce côté et comment avez-vous eu accès aux informations qui vous ont permis de réaliser votre étude ?
Le code de la monnaie et du crédit impose à la BDL de reverser au Trésor chaque année 80 % de ses bénéfices. Or nous avons constaté que chaque année, la Banque centrale reverse le même montant au Trésor. Ce qui signifie qu’elle enregistrerait chaque année le même bénéfice. Nous nous sommes demandés comme cela était possible.
Nous sommes alors partis à la chasse aux données. 90 % d’entre elles sont accessibles au public, mais elles sont noyées dans un flot d’informations. Nous avons dû faire appel à plusieurs économistes pour nous aider à les déchiffrer et les interpréter. Nous avons également obtenu certaines informations via d’autres sources que nous tenons à protéger.
Quelles sont vos recommandations alors que la pyramide s’effondre ?
Nous optons pour un haircut progressif, ainsi qu’une taxation progressive visant les plus riches, notamment ceux qui ont le plus profité de ce système. Mais, pour cela, il faut lever le secret bancaire. Et si la classe politique s’y oppose, elle doit au moins faire une exception temporaire sur certains comptes bancaires. Bien que la BDL et les banques soient les principaux créanciers de la dette, obliger les banques à subir les haircuts va les inciter à répercuter leurs pertes sur leurs clients, et donc sur la population, qui n’a pas profité de ce système. Cette situation est injuste pour la population, car les pertes sont supportées par le peuple, alors que les profits sont engrangés par les plus riches. Mais, pour que ce haircut réussisse, il faudrait que les données soient disponibles, ce qui n’est pas le cas actuellement.
En ce qui concerne la dette en livres libanaises, qui s’élève à 66 % des 86 milliards de dollars, elle ne constitue normalement pas un problème pour l’économie, car la BDL peut imprimer de la monnaie libanaise. Mais si le taux de change officiel reste fixe, ceci lui complique la tâche car le but de cet ancrage est la stabilisation de la livre. La dette en dollar reste la plus dangereuse, car la Banque centrale et l’État ne peuvent se fournir facilement dans cette monnaie. Il est donc nécessaire de restructurer le paiement de la dette et de faire flotter la livre dans une fourchette.
Le seul point positif de ce désastre est que c’est notre désastre. C’est notre argent. Les investisseurs étrangers n’ont pas mis leur argent chez nous car ils suivent les notations des agences internationales (qui se sont détériorées), à part une petite part d’investisseurs qui préfèrent les junk bonds (des bons de Trésor très risqués et offrant de hauts taux d’intérêt).
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Je lisais dans le journal le Monde sur les voleurs du Liban c'est vraiment une honte et dire que quand je vivais au Liban on sentait pas tout ca c'est la guerre qui a tout dévoile
20 h 12, le 29 novembre 2019