Bickfaya semblait se réveiller d’un mauvais rêve au lendemain de la flagrante « provocation » orchestrée selon des habitants par le Courant patriotique libre, qui a envoyé ses partisans parader dans ce fief du parti Kataëb. Une provocation qui n’a pas manqué de dégénérer, mardi soir, malgré la présence des forces spéciales de l’armée libanaise qui négociaient le passage pacifique du convoi.
Nettoyée tôt hier matin par les agents municipaux, la place centrale de Bickfaya est intacte, avec sa statue du fondateur des Kataëb, Pierre Gemayel. Il ne reste aucune trace des débris laissés la veille au soir par les rixes entre les parties adverses, pierres, bouts de bois, vitres brisées, bouteilles d’eau éventrées. Seules quelques plantes arrachées attestent de la violence de la confrontation qui n’a pris fin qu’aux alentours de minuit, et qui a opposé non seulement les deux adversaires de toujours, mais aussi des habitants en colère et l’armée libanaise.
Dans la rue, l’incident est sur toutes les lèvres. On raconte comment « les aounistes » se sont organisés sur les réseaux sociaux. Comment ils ont formé leur convoi, à Dbayé. Comment ils ont annoncé leur intention d’aller jusqu’à la résidence de l’ancien président Amine Gemayel et de celle de son fils, le chef du parti Kataëb, Samy Gemayel. Comment les habitants de Bickfaya et des environs, hommes et femmes, se sont massés à l’entrée de la localité pour leur faire opposition, armés de bâtons et de pierres. On rappelle les martyrs de la famille Gemayel. On accuse le parti au pouvoir et ses affidés de vouloir à tout prix ressusciter les vieux démons de la guerre, pour masquer son cuisant échec dans la gestion du pays, pour saboter la révolution qu’on soutient ici.
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« Nous avons réussi à les empêcher de traverser le village »
Les blessures de la guerre interchrétienne sont encore profondes, et nul n’a envie de revivre ce passé qui a longtemps divisé les familles et les proches. On ne manque pas d’écorcher au passage l’armée libanaise à laquelle on reproche son parti pris. « La troupe a tabassé même les femmes qui tentaient d’empêcher le convoi d’entrer dans le village. C’était effrayant », commente la caissière d’une boulangerie, qui a assisté à la scène. Mais au final, les habitants s’estiment victorieux. « Non seulement nous avons sérieusement endommagé leurs voitures, mais nous avons réussi à les empêcher de traverser le village armés de leurs drapeaux partisans, déversant leurs insultes et leurs slogans provocateurs. Ils ont été détournés vers Bhersaf et Baabdate », soutient Rami, commerçant et partisan Kataëb, qui arbore un œil au beurre noir.
Il est vrai que dans ce fief Kataëb, une importante partie de la rue soutient ferme Samy Gemayel, dans l’opposition et qui a pris position en faveur de la contestation populaire. Il n’en reste pas moins « clair que le trio CPL, Amal et Hezbollah a choisi de faire face à la révolution par la violence, les dernières 48 heures, non seulement à Bickfaya, mais à Tripoli, Tyr, Aïn el-Remmaneh, au cœur de Beyrouth et dans d’autres régions », affirme à L’OLJ le coordonnateur des relations politiques au sein du parti Kataëb, Serge Dagher. Dans leur quête d’un leader au mouvement populaire, ils cherchent à raviver les tensions confessionnelles au sein de la population et à recréer la division entre 14 Mars et 8 Mars, accuse-t-il, tout en rappelant que « l’ennemi n’est autre que la crise économico-financière ». « À ce discours provocateur qui a pour volonté de briser la révolution, le parti a répondu par une invite aux habitants à laisser passer le convoi », précise-t-il. Sauf que « la région vit désormais à l’heure de la révolution » et « ne comprend pas pourquoi elle doit se retenir face à un convoi partisan venu l’insulter ».
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Une responsabilité partagée
Quelques vitrines plus loin, dans sa boutique d’outillages, une famille encore sous le choc revit la scène. « Ce qui s’est passé hier est inadmissible. C’était de la pure provocation », martèle Sarkis, propriétaire de l’entreprise. « Pourquoi portent-ils des drapeaux partisans et non pas libanais, pourquoi ont-ils attendu la nuit pour venir, et s’ils veulent vraiment faire tomber tout le monde comme ils le disent, pourquoi ne vont-ils pas manifester au sein du mouvement populaire ? » demande-t-il. Il accuse le CPL d’avoir « planifié son coup pour saboter la révolte populaire et l’éloigner de ses objectifs », et l’État de « fomenter les disputes fratricides plutôt que de former un gouvernement ». « Après tout, le peuple n’aspire qu’à une vie décente et à obtenir ses droits. Et c’est ce qu’il continue de revendiquer dans la rue, ajoute le commerçant. Quant au pouvoir, il a tout simplement peur de perdre ses acquis. »
Mais ces positions ne font pas l’unanimité. Et certains habitants qui revendiquent leur indépendance politique s’en prennent aussi bien au CPL qu’aux Kataëb qu’ils accusent tous deux de vouloir ramener le pays à l’ère des divisions interchrétiennes, en faisant de la surenchère. « Ce qui s’est passé hier n’est autre qu’une réponse du parti de Gebran Bassil à la manifestation qui s’est déroulée devant sa résidence », estime Caroline, une épicière qui ne retient pas sa colère. « Nous avions pourtant fait un pas de géant depuis le début de la révolution en brisant les barrières confessionnelles », gronde-t-elle. Mais après la nuit de mardi, où elle a vu « les jeunes de Bickfaya armés de bâtons et de pierres déferler sur l’artère principale et s’emporter contre les jeunes du CPL », elle se dit « dévastée et profondément inquiète ».
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commentaires (9)
Honte au CPL de se mettre contre les. Chrétiens et dire que tous les deux sont des maronites , bravo
Eleni Caridopoulou
22 h 50, le 28 novembre 2019