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Culture - Rencontre

Don McCullin, son regard clair sur un monde noir

En marge de Beirut Art Fair se déroulait un événement discret, néanmoins intense, dans la fabrique de cloches de Beit Chabab restaurée à l’initiative de Philippe et Zaza Jabre. Transformée en espace muséal, celle-ci accueillait une exposition de photos du légendaire Don McCullin prises au Liban au début de la guerre civile. Le photographe était présent. Nous avons eu un échange.

Don McCullin.

Karantina 1976, Nabaa, le cimetière islamique, violences, morts, évacuations, deuils, larmes, douleur. Une vingtaine de photos en noir et blanc sont alignées sous les voûtes de la fabrique de cloches désaffectée de Beit Chabab, naguère pourvoyeuse en carillons et bourdons de toutes les églises du Liban. Le glissement s’impose de lui-même entre ces images et le rôle initial des lieux d’où sortaient les précurseurs sonores, annonciateurs des événements graves, solennels ou joyeux de la vie des villages. Don McCullin guide la visite. Soixante ans passés caméra au poing sur les champs de bataille, 85 ans et une dernière et dangereuse rafale de clichés à Alep en 2011, son regard bleu se voile un peu plus devant chaque souvenir. Ici, deux combattants évacuent sur une civière de fortune un blessé qui a reçu une balle en plein visage. Là, un homme qui vient probablement d’enterrer son frère ou son fils, et ce regard de reproche -un de plus- qu’il lance au photographe et que l’objectif dévore et recrache avec toute son amertume. Là encore, des personnes âgées qui ont eu un peu plus de chance que d’autres, accompagnées par des miliciens vers la sortie du camp, sauvées par leur appartenance au « bon » groupe. Les questions fusent : Don ! Don !... Mais il n’aime pas cela, Don. Il abhorre cette étiquette qui lui colle de partout : « photographe de guerre ». Depuis sa dernière mission à Alep, il se lave les yeux et l’âme en photographiant des paysages. La souffrance humaine l’empêche depuis trop longtemps de dormir.


Cet illusoire « jamais plus »

Ces photos avaient passé deux décennies dans un tiroir. Philippe Jabre en avait fait l’acquisition à la suite d’une exposition en Angleterre au sortir de laquelle il avait joint McCullin pour lui demander s’il avait toujours ses clichés pris au Liban. Le photographe avait accepté de les lui céder. McCullin a du mal à laisser partir ses photos. Chacune raconte un moment de vulnérabilité, de larmes ravalées et de sueurs froides. A Beyrouth, il avait failli avoir la gorge tranchée par méprise, pour avoir montré le mauvais laisser-passer. Il aurait pu n’en jamais revenir, lui qui n’était qu’un regard, qui n’a jamais pris parti sinon pour l’humain et contre la bêtise des guerres. Une monographie récente à Tate Britain (février à mai 2019), donne à Jabre l’idée d’exhumer cette série brûlante, un peu trop peut-être pour être montrée au grand public, encore moins dans ces colonnes. Mais l’occasion de la Beirut Art Fair lui avait semblé propice pour lever un coin de voile sur ces précieux témoignages, peut-être pour cet illusoire « jamais plus » dont McCullin a abandonné l’idée.


Photographe « par facilité »
Le photographe, qui revoit le Liban dans son expression la plus paradoxale, celle d’une élégante garden party célébrant l’art et la culture, accepte de répondre à quelques questions. Il pose sur vous cet impénétrable regard bleu opaque, saturé d’avoir trop vu. Il raconte ses débuts dans la vie. Une famille pauvre de cette pauvreté qu’a connue l’Angleterre de l’industrialisation dans les années 1930, père mort prématurément, fratrie entassée dans une même chambre. Un adolescent sans rêves d’avenir, vivant au jour le jour, et s’attachant à mesurer sa force de jeune coq dans les batailles de gangs. A l’âge du service militaire, il demande à être enrôlé dans la RAF, mais dans la division de photographie qui lui semblait, dit-il, plus facile que l’implication dans les combats. Cette première mission le conduit en Égypte. Il y prend goût au voyage et y apprend les secrets de la chambre noire. A son retour, deux ans plus tard, il s’offre une caméra qu’il finit par ranger, faute de commandes. Jusqu’au jour où les « Guvnors », un gang composé de ses amis d’enfance, lui demande de sortir l’appareil et de les prendre en photo. Ils portent leurs costumes du dimanche et se déploient sur les étages d’un immeuble en chantier. Une bataille éclate, un policier intervient, il est tué. Le cliché des Guvnors pris par McCullin à 21 ans est acheté par The Observer et fait le tour de l’Angleterre. Sa carrière est tracée.

Sa mission suivante a lieu à Berlin où il documente avec appréhension l’édification du mur. Succès, puis gloire. Il ne s’arrêtera plus. Prendra tous les avions en partance pour les pays damnés, les fronts les plus chauds. Son regard compte. Il cadre d’instinct, à la vitesse de la lumière, et restitue, au développement, dans le dosage subtil des ombres, toute la noirceur de l’humanité. Ses voyages le conduisent notamment au Vietnam où il est blessé aux cuisses, feu des shrapnels lui dévorant les jambes, hémorragie… « bénédiction », commente-t-il de sa voix lente et grave, « cela m’a permis de connaître ce que vivent les autres dans ces moments-là ». Au Biafra, alors marié et père de famille, il est confronté au spectacle atroce de centaines d’enfants parqués dans une école où la famine les achève l’un après l’autre. Il n’ose pas manger ses propres petits paquets de nourriture, n’en ayant pas pour tout le monde. A son retour, encore plus célèbre et célébré, couvert d’honneurs, il est écartelé par le dégoût qui le gagne, la contagion de la détresse et la satisfaction d’avoir réussi à s’extraire de sa condition. Il quitte sa femme.



(Pour mémoire : À 83 ans, McCullin pourra savourer le paysage libanais)



Ces larmes
« Peu après, ma fille m’a annoncé : maman a un cancer au cerveau. J’étais dispersé dans un train de vie frivole, j’avais une petite amie, j’en ai eu plusieurs. Ça m’a fait un coup. Mon fils avait fixé la date de son mariage quelques mois plus tard. Nous nous étions tous retrouvés autour de la mère de mes enfants. J’avais passé la nuit dans sa chambre, dormi à même le sol. Au petit matin, je l’ai vue assise dans son lit. Je me suis approché d’elle. Elle n’était plus là, mais encore chaude, elle a basculé contre moi, à mon épaule. » Il pleure. Autour de nous, dans le jardin de la magnifique vieille demeure qui jouxte la fonderie, une brise automnale disperse les derniers feux de l’été. Le ciel est d’un bleu infrangible, la pelouse manucurée amortit les pas des premiers invités, élégants avec justesse, parlant toutes les langues, grisés de champagne, fascinés par ces peintures orientalistes contemporaines des murs centenaires qui les accueillent et les récits rocambolesques de Gaby Daher qui a repéré et traqué chaque toile. Don McCullin pleure. Il n’a plus envie de se retenir. Tout lui est égal. Ce n’est pas son âge, ce n’est pas ce souvenir intime en particulier. C’est toute la désolation accumulée en 60 ans d’épreuves dans les méandres les plus obscurs de l’histoire de l’humanité.


La guerre, « un dérapage mental »
« Je ne suis pas un mauvais type, je n’ai jamais fait de mal. Il m’est arrivé d’aider quand je pouvais le faire. De poser ma caméra pour transporter un blessé ou une personne âgée qui ne pouvait pas courir. On marche comme un funambule devant la souffrance des autres. La guerre donne une telle impression d’irréalité, c’est une folie entre réalité et théâtre, un dérapage mental. Nul n’y est à l’abri, nulle part. J’ai été porté par une énergie projetée dans mon travail », confie celui qui, désormais installé au Somerset, dans la campagne anglaise, ne photographie presque plus que des paysages. Le matin, il franchit la barrière de son jardin et va traquer le « mélodrame victorien » d’un soleil qu’il transforme en lune sur l’infini de la lande. Ayant photographié les ruines de Palmyre avant et après leur destruction, il a au moins le sentiment que son travail contribue à conserver la trace de ce qui fut. Lui qui se dit pessimiste, profondément, résolument, ne voit son espoir se réveiller que dans le temps congru entre le moment où ses photos sortent du bain acide et celui où elles achèvent de se révéler. C’est avec ce drôle d’optimisme que l’on peut lire ses clichés de Baalbeck, pris dans un état mitigé de sérénité et d’urgence : « et s’il prenait à Israël de bombarder ? ».


Karantina 1976, Nabaa, le cimetière islamique, violences, morts, évacuations, deuils, larmes, douleur. Une vingtaine de photos en noir et blanc sont alignées sous les voûtes de la fabrique de cloches désaffectée de Beit Chabab, naguère pourvoyeuse en carillons et bourdons de toutes les églises du Liban. Le glissement s’impose de lui-même entre ces images et le rôle initial des lieux...

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