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Idées - France

Pourra-t-on, en politique étrangère, faire du chiraquisme sans Chirac ?

L’ancien président français Jacques Chirac avec son homologue américain George W. Bush lors du sommet du G8, le 10 juin 2004. Tim Sloan/AFP

Il y a quarante ans, au Palais des expositions de la porte de Versailles (le 5 décembre 1976), Jacques Chirac défiait Valéry Giscard d’Estaing en créant le RPR, quelques mois après avoir démissionné de ses fonctions de Premier ministre.

Face à la droite libérale – ou « orléaniste » dans la typologie de René Rémond– Jacques Chirac allait dès lors incarner la droite gaulliste, voire « bonapartiste ».

En matière de politique étrangère sous la Ve République, cela avait plusieurs implications. Le culte du volontarisme politique d’abord, de l’indépendance nationale, voire du souverainisme ensuite (souverainisme parfois antieuropéen, comme lors de son « appel de Cochin » de décembre 1978), et celui des amitiés et réseaux traditionnels hérités de l’histoire, coloniale ou pas. Cela signifiait aussi le choix d’un grand pragmatisme : « l’homme de Cochin » ferait voter oui au référendum sur le traité de Maastricht en 1992.

Mais c’est essentiellement à la lumière de ses deux mandats présidentiels (1995-2002 et 2002-2007) que s’observe la relation au monde d’un homme dont la complexité a été maintes fois soulignée. Le chiraquisme de politique étrangère est resté apprécié dans le pays et au-delà. Il a séduit jusqu’aux observateurs peu suspects de complaisance à son égard. En matière d’action extérieure, Jacques Chirac président fut à la fois anachronique et précurseur dans son volontarisme politique. Sa posture générera-t-elle des vocations ou seulement une nostalgie ?

(Lire aussi : Homme de cœur, homme d’État, l'éditorial de Issa GORAIEB)

 

France éternelle ?

Anachronique, Jacques Chirac l’a sans doute été en voulant faire revivre une geste héritée de la période gaullo-pompidolienne mais difficile à appliquer dans un monde postbipolaire.

L’invocation d’une « politique arabe » à l’Université du Caire en avril 1996 fut bien accueillie au sud de la Méditerranée, mais dans un monde arabe à l’unité désormais introuvable.

Le retour de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » du général de Gaulle, comme conseiller aux Affaires africaines en 1995, à 81 ans, intervenait dans un monde bien éloigné de celui qui avait vu naître les indépendances du continent noir.

Sa diplomatie affective, sa fidélité aux personnes, de Hassan II jusqu’à Yasser Arafat, en passant bien sûr par Rafic Hariri, pouvaient-elles encore constituer une ressource politique en ce brutal changement de siècle ? Oui, si l’on considère la popularité que la France chiraquienne en a retirée au Sud.

Et qui peut dire qu’il ne regrette pas le temps où son pays était aimé ? Les images du bain de foule algérien, en 2003, restent émouvantes.

Mais toute popularité en matière de politique étrangère est volatile : quelques mois après avoir célébré la France qui avait refusé la guerre américaine en Irak, la rue du Caire la conspuait en 2004 pour sa loi sur le voile à l’école.

Anachronique enfin, la volonté chiraquienne de passer en force au nom d’un grand pays, dans une Union européenne élargie : l’imposition du Français Jean-Claude Trichet pour succéder plus vite que prévu à Wim Duisenberg à la tête de la Banque centrale européenne en 2003, la leçon donnée aux pays d’Europe centrale et orientale qui avaient soutenu la position américaine en Irak n’ont pas été appréciées dans cette Union faite désormais de réseaux et de coalitions.

Anachronismes donc… à moins qu’il ne s’agisse là de lois éternelles de la politique mondiale : se faire aimer et se faire craindre à la fois.

(Lire aussi : Une sollicitude toute naturellele billet d'Elie MASBOUNGI)

Nouveaux horizons

Jacques Chirac fut aussi, incontestablement, précurseur. Après des prédécesseurs dont la culture politique restait très européenne, il ouvrit la politique étrangère aux priorités des mondes extra-occidentaux et à leurs cultures, juste avant que le rapport de force politique ne l’impose. Son amour de l’Orient lui fut reproché, sa fascination pour l’Asie fut moquée, mais les partenariats stratégiques entamés avec l’Inde (1998) ou la Chine, sa relation au Japon ont laissé des traces dans les capitales concernées.

Sa mise sur agenda d’enjeux globaux autrefois exclus de la « grande politique » préparait également – hélas – les urgences à venir. Le célèbre « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » à propos de l’environnement (à Johannesburg en 2002), le projet Unitaid de médicaments à bas prix pour les pays du Sud, financés par une taxe de solidarité sur les billets d’avion et lancé avec le Brésilien Lula en 2006, la lutte contre le « choc des ignorances » (formule d’Edward Said) en réponse au « clash des civilisations » huntingtonien, la reconnaissance des arts premiers, témoignaient d’un sens de la formule, mais surtout prenaient acte d’un monde dont les besoins en termes de biens communs et les revendications postmatérialistes nouvelles devaient être entendus. La vraie question du bilan de politique étrangère de Jacques Chirac est peut-être, finalement, celle-ci : son volontarisme politique aura-t-il été, lui, anachronique ou précurseur ? Refusant le fait accompli dans les Balkans en 1995 (en autorisant la reprise du pont de Vrbanja aux Serbes qui humiliaient les Casques bleus), annonçant la reprise (mondialement impopulaire) des essais nucléaires français dès son élection, bousculant la sécurité israélienne dans la Vieille Ville de Jérusalem (donnant lieu à une vidéo qui fit le tour du monde), amendant la liste des objectifs militaires américains pour l’OTAN dans la campagne du Kosovo en 1999, Jacques Chirac a suscité l’admiration des uns pour son courage politique, et l’irritation des autres vis-à-vis de ces « gesticulations ».

Le point d’orgue de ses deux mandats, on l’admettra, fut probablement son refus de la guerre américaine en Irak, qui l’amena jusqu’à envisager en 2003 d’utiliser le droit de veto français contre ses alliés américains et britanniques aux Nations unies. Vilipendée par la presse anglo-saxonne, la France chiraquienne fut célébrée ensuite pour sa sagesse et sa capacité à résister au rouleau compresseur néoconservateur, une fois reconnu le désastreux résultat de cette nouvelle guerre du Golfe.

(Lire aussi : « Tarek, ne t’inquiète pas, je m’en occupe ! »)

« L’exception française » sur la sellette ?

Que restera-t-il de ces postures ? Seront-elles jugées d’un autre âge, dans une France qui voudra normaliser sa diplomatie et renoncer à la rhétorique de « l’exception française », ou bien étudiées comme modèles pour maintenir un rang et une influence ? Cherchera-t-on à tirer les leçons de la geste chiraquienne en s’efforçant de dégager les moyens qui permettraient à la diplomatie française d’aller au-delà du discours ? Ou voudra-t-on rompre avec un « gaullo-mitterrandisme » honni de beaucoup aujourd’hui ?

La posture d’Emmanuel Macron à l’international suscite depuis quelques semaines plusieurs comparaisons avec celle de son prédécesseur des années 1995-2007, notamment sur les enjeux environnementaux ou de santé. Comme si la recherche d’une politique à nouveau lisible passait par la redécouverte du pragmatisme volontariste chiraquien et son empathie avec le monde.

On s’est longtemps demandé si l’on pouvait faire du gaullisme sans de Gaulle ou du mitterrandisme sans Mitterrand. Pourra-t-on, demain, faire du chiraquisme sans Chirac ? Aura-t-on les moyens d’invoquer et de mettre en œuvre, dans le monde qui vient, la nécessaire continuité dans la poursuite de nos intérêts, ou devra-t-on se contenter de dire : « C’était Jacques Chirac… » ?

La version originale de cet article a été publiée sur le site The Conversation.


Par Frédéric Charillon

Professeur des universités en sciences politiques à l’École nationale d’administration, à l’Université de Clermont Auvergne et Science Po Paris. Dernier ouvrage : « Les États-Unis dans le monde » (CNRS, 2016)

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