Pour Boutros Harb, qui a concédé pour la première fois depuis 1972 son siège de député lors des législatives de l’an dernier, le plus révoltant au sein de l’équipe dirigeante actuelle est sans doute « l’insouciance, l’irresponsabilité et l’inconscience » dont elle fait montre face aux défis actuels.
Il en veut pour preuve l’épisode des derniers incidents de Bassatine-Qabr Chmoun (caza de Aley), le 30 juin dernier, où la visite contestée du chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil dans la région avait débouché sur une rixe interdruze meurtrière entre les alliés de M. Bassil au sein du Parti démocratique libanais et le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt.
Au-delà des faits stricto sensu et de la réconciliation qui a été scellée entre les belligérants au palais de Baabda, Boutros Harb insiste sur le climat qui a ouvert la voie à cette crise, qui a paralysé le pays et ses institutions pendant près de deux mois, alors qu’il a grand besoin de revitalisation afin de faire face aux dangers d’effondrement économiques et financiers qui le menacent.
« Ce qui s’est produit est l’expression d’un style nouveau de la part de certains, qui veulent tout faire pour se transformer en leaders, mais qui n’ont ni le fond ni la culture pour le faire », affirme d’emblée M. Harb, dans une allusion à peine voilée à M. Bassil. « Ces derniers croient qu’en excitant les sentiments confessionnels, ils pourront bâtir leur « za’amate » (leadership), mais cela dénote un manque de culture et de connaissance de l’histoire du Liban et de la constitution politico-confessionnelle de la société libanaise », estime l’ancien député de Batroun.
Selon lui, Gebran Bassil, à travers son langage tendu et controversé, et ses déplacements avec une invincible armada à l’appui, joue aux apprentis sorciers ou aux pyromanes, c’est selon, sans conscience du danger de la dynamique vicieuse et destructrice qu’il est en train de mettre en branle. « Où qu’il aille, le chef du CPL est en train de réveiller les blessures et les drames du passé, le spectre de la violence et la mémoire des victimes, pour ce qui apparaît être de simples enjeux de pouvoir. Or, nul n’a intérêt à jouer ce jeu, compte tenu d’une multitude de données internes et externes », précise-t-il.
« Celui qui ne connaît pas l’histoire du Liban et les causes de la guerre ne peut pas réaliser la gravité de ce qu’il est en train de faire, comment il reproduit les mêmes schèmes avec des résultats qui seront encore plus catastrophiques qu’auparavant, estime Boutros Harb. Pour moi, il s’agit de provocation pure et simple. Gebran Bassil considère que l’histoire commence avec lui. C’est précisément là qu’il se trompe le plus. Cette méconnaissance délibérée du passé augure de sinistres évènements si les mêmes comportements continuent de se reproduire », précise-t-il.
Une capacité de nuisance
L’affaire de Bassatine-Qabr Chmoun constitue, en ce sens, un cas pratique de cette capacité de nuisance conférée par le mélange d’ignorance, d’amnésie volontaire et de provocation opportuniste. « Gebran Bassil considère que la réconciliation menée par le patriarche Sfeir avec Walid
Joumblatt en août 2001 n’a jamais existé, dans la mesure où l’histoire passe exclusivement par son beau-père et lui, relève Boutros Harb. Quand bien même tous les gestes positifs ont été faits du côté du PSP, notamment lors de la messe de Deir el-Qamar cette année, pour consolider cette réconciliation, notamment avec le CPL, la réponse de la part du camp aouniste a été l’instauration d’une ambiance d’animosité politique et confessionnelle, au point que cela a poussé un parti politique largement représentatif à se sentir ciblé et menacé », explique Boutros Harb.
Pourtant, à trop vouloir jouer le matamore, le chef du CPL est en train de se tirer une balle dans le pied, estime l’ancien député de Tannourine. Et ce même s’il se trouve prétendument en campagne électorale. « Comment tout cet insupportable chaos peut-il entrer dans le cadre des prochaines législatives ? Le comportement du gendre, qui est le candidat de Baabda, ne saurait conduire à ce qu’il soit accepté ultérieurement comme président. Son comportement est provocateur et désunificateur, alors qu’il devrait en principe se poser en rassembleur. Du reste, le candidat précipite sa campagne électorale comme si le président Aoun était en fin de règne. Cela est anormal », note-t-il.
Pour Boutros Harb, l’affaire de Bassatine-Qabr Chmoun – ainsi que le cadre général dans lequel elle se situe – n’est pas sans soulever une série de problématiques.
D’abord, il y a cette question des « droits des chrétiens », supposément perdus avec la réforme constitutionnelle post-Taëf, et que le mandat Aoun et Gebran Bassil se sont engagés à recouvrer.
S’il reconnaît que les chrétiens ont faibli sur la scène politique après 1990, Boutros Harb, qui était présent à Taëf, refuse de jeter la pierre aux seules prérogatives constitutionnelles, même s’il formule des critiques sur la Loi fondamentale.
Les prérogatives du président
Au plan constitutionnel, M. Harb dissipe d’abord l’idée selon laquelle le président de la République se comportait en monarque absolu compte tenu des vastes attributions dont il disposait depuis la Constitution de 1926-1927 et jusqu’en 1990. S’il possédait des prérogatives extraordinaires semblables à celles du président des États-Unis, il ne les a jamais exercées dans la pratique, dans la mesure où la pratique constitutionnelle après 1943, usages et coutumes, a modifié les textes implicitement, limitant les prérogatives du président au profit des ministres et du Conseil des ministres.
Preuve en est : dans la Constitution de 1926, explique Boutros Harb, le président nommait les ministres et en désignait un parmi eux qu’il nommait chef du gouvernement, sans consultations. À partir de 1943, le président nommait un Premier ministre après des consultations parlementaires facultatives et le chargeait de former un cabinet. Il s’entendait ensuite avec lui sur la composition du gouvernement – et les deux signaient de concert le décret de formation. Par ailleurs, ayant le pouvoir de révoquer le cabinet, le chef de l’État ne l’a jamais fait.
Partant, le président ne se comportait pas en monarque et, surtout, il gouvernait dans la concorde et la collaboration, avec une volonté de faire sentir aux musulmans qu’ils étaient partie prenante et importante du régime politique.
Pour Boutros Harb, cette focalisation sur le passé vise spécifiquement à mobiliser l’esprit de corps communautaire chez les chrétiens sur base du ressentiment et de l’amertume. Au nom de la « force », elle joue sur le « ihbâte », la frustration de larges composantes chrétiennes d’avoir été écartées du pouvoir sous la tutelle syrienne après la débâcle de 1990.
Or, ce qu’il y a de pervers dans cette démarche, à ses yeux, c’est que ce genre de surenchère hasardeuse risque de jeter les chrétiens dans la gueule du loup, sans prendre en compte les nouvelles données démographiques du pays. Et ce alors que les musulmans sont attachés à la parité et ont mis fin à toute velléité d’application de la démocratie numérique. « À trop vouloir attirer l’attention, ce sont les vieux démons de 1975 que l’on réveille », dit-il.
C’est au contraire par la modération et la sagesse qu’il convient de remédier à la démission progressive des chrétiens dans leur participation à la fonction publique et les déséquilibres que cela engendre du point de vue de la parité, estime ainsi Boutros Harb concernant le débat sur l’article 95. « À travers les comportements populistes, nous sommes en train d’ouvrir les portes de l’enfer. Il faudrait essayer de parvenir à un certain équilibre en trouvant des solutions pratiques, sans populisme et dans un esprit de collaboration, pas de confrontation », souligne-t-il.
Sur le plan stratégique, l’affaire de Bassatine-Qabr Chmoun constitue pour M. Harb un indice clair d’une volonté de l’axe syro-iranien, à travers ses alliés, de « liquider politiquement Walid Joumblatt et, au-delà, ce qu’il représente ». Une trajectoire claire depuis le compromis présidentiel d’octobre 2016. L’ancien député met l’accent dans ce cadre sur la gravité des accusations concernant l’ingérence dans le cours de la justice et l’exploitation de cette dernière à des fins politiques pour modifier le cours de l’enquête.
Et de préciser : « En août 2001, le patriarche Nasrallah Sfeir voulait jeter les bases d’un retour à la concorde, la paix et la souveraineté. Quelle dynamique M. Bassil est-il en train de mettre en place ? Pour le compte de qui ? Il est impossible d’oublier que la décision aujourd’hui n’est pas à Baabda, mais entre les mains d’une milice qui préside un système tribal et oligarchique. Car le citoyen libanais est désormais prisonnier d’un système plus féodal que jamais, sous des oripeaux de “changement” et de “force”. »
In fine, cet ébranlement des assises de Taëf sous le couvert des « droits des chrétiens » conduirait alors à une remise en question de la parité au profit d’un nouveau système de partage des pouvoirs et à un changement du visage politique et culturel du Liban. « Il ne faut pas négliger le fait que le président assure aujourd’hui une légitmité aux armes du Hezbollah. Il légitime la force de fait et de son propre gré », relève M. Harb.
Pour éviter l’effondrement généralisé et la volonté d’en finir avec « toutes les parties politiques qui s’opposent encore à la politique du régime », il est indispensable de repenser la répartition des forces politiques, estime Boutros Harb. « Le jour où nous nous sommes résignés, en tant que forces souverainistes, au fait accompli, c’était fini. La plupart de ceux qui ont élu Aoun ont aujourd’hui reconsidéré leur position. Ils ont payé le prix de leur choix. Tout le monde ressent le besoin de créer un front pour défendre ce qui reste du système démocratique et des libertés », souligne-t-il.
« Le président Aoun aurait dû changer de cap après son élection et se comporter en président de tous les Libanais, sans discrimination entre ses proches et ses alliés, d’une part, et le reste, de l’autre. Le président de la République est l’arbitre des forces politiques dans le pays. Il ne saurait prendre parti contre d’autres forces », ajoute M. Harb.
Et d’adresser l’appel suivant au chef de l’État : « Monsieur le Président, sortez des tranchées. Cela diminue de votre prestance, de votre influence et de votre capacité de mener le pays à bon port. Les deux premières années du mandat étaient meilleures que la troisième. Ce sentiment d’échec que nous avons est très révélateur. Éloignez de votre entourage tous ceux qui vous portent atteinte, tous les Raspoutine qui torpillent votre mandat. Certains affirment qu’ils veulent faire oublier aux chrétiens Camille Chamoun et Bachir Gemayel. Prenez garde, Monsieur le Président, à ce qu’ils ne contribuent pas plutôt à plonger votre mandat dans l’oubli. »
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17 h 28, le 17 août 2019