Crucifier le larron

Étrangement, ceux que la nostalgie fait ricaner sont les mêmes qui mènent aujourd’hui croisade et crachent leur indignation depuis l’incident fabriqué qui a scindé le Liban en deux cultures, celle de l’écoute et celle de la frileuse crispation. Voyez-vous, en tout être humain brasille le souvenir de rares instants lumineux qui justifient et exaltent son parcours. Se souvenir de la beauté et de la bienveillance du Liban permet d’y croire encore et donne la force de résister contre la laideur qui contamine désormais non seulement l’environnement, mais les âmes qui y vivent. Laideur de l’urbanisation anarchique ; laideur de la scène politique, insatiable, inutile, inique ; laideur des traditions patriarcales, toutes communautés confondues, qui continuent à maintenir les femmes sous tutelle et à leur dénier le statut de citoyennes à part entière ; laideur bien sûr des miasmes et des déchets qui s’accumulent, des plages et des montagnes qui se défigurent inexorablement ; laideur de la déchéance humaine produite par la paupérisation galopante ; laideur des mentalités figées, manipulées par les clergés opportunistes et les grands courants populistes, gorgées de haines inassouvies, prêtes à se battre contre le premier épouvantail qu’on leur agite, fût-il de songes et de mensonges, prêtes, et c’est terrifiant, à passer à l’acte, prêtes, par-dessus tout, à oublier les réelles souffrances du quotidien, pourvu qu’on leur livre quelque larron à crucifier. La nostalgie est un état d’esprit fluctuant, mais la laideur, elle, a la sale manie de durer.

J’ai connu ce « Liban des jardins » dont parle Nadia Tuéni. Je l’ai connu brièvement, juste le temps d’y puiser l’envie d’y construire une vie ; l’envie d’y planter ma part d’espérance, fragile et vénéneuse ; et le pouvoir de superposer de tout autres images à celles du champ de ruines qui nous sert aujourd’hui de patrie. Je ne vis pas d’illusions pour autant. Ma foi séculière est irriguée par des exemples autrement supérieurs à ceux que donnent les temples, leurs serviteurs et leurs marchands. Je regarde Maya Chams Ibrahimchah lutter presque seule et à mains nues, non seulement pour sauver ces vieilles demeures où se blottit encore l’âme de la ville, mais pour restituer un peu de dignité à des retraités que leur retraite ne suffit même pas à nourrir. J’admire la persévérance et la ténacité qui l’ont poussée à ouvrir pour eux un supermarché gratuit, Beit el-Baraka – ce nom plein de grâce –, et à mobiliser tous ceux qui peuvent l’être pour transformer leurs logements insalubres. Les dons affluent par empathie et par tendresse, tant on aime ses protégés à travers l’amour qu’elle leur porte. Je regarde des associations comme l’APJ réunir des jeunes autour de grands chefs d’entreprise (mardi dernier, Gilbert Ghostine) qui leur insufflent leur énergie et leur apprennent les vertus de l’échec. Ma foi spirituelle trouve encore de quoi rallumer sa petite flamme au grand feu d’un prêtre de mon village que j’ai connu champion de foot sur terrain vague. Les mouches elles-mêmes, en son église, se retiennent de voler, et les enfants s’endorment sur le sein de leurs mères. Peu de mots, mais qui donnent son ampleur au silence. À la fin de l’office, gorges nouées, larmes de paix. Il existe bien d’autres exemples que ceux-ci, qui me sont proches. C’est en eux que je vois le vrai visage du Christ et de la Vierge Marie dont, comme chacun, j’ignore absolument les traits. Et je plains ceux qui se laissent porter à haïr, conspuer, tuer pour des mensonges et de triviales images. Et je rends grâce à Lucifer – dont le nom signifie « porteur de lumière » – d’avoir, ces derniers jours, révélé les Libanais à eux-mêmes.