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Lifestyle - Beyrouth Insight

Dans la mémoire de l’Excelsior et des Caves du Roy

Elle est curieuse, vive, l’œil alerte du photographe et vidéaste et la patience de l’enquêteur-journaliste en quête de détails. Delphine Darmency, à la recherche du temps perdu, l’a retrouvé à l’Excelsior et ses Caves du Roy. Elle en a ramené des milliers de négatifs et de documents, les traces d’un passé souriant. Et un projet à suivre baptisé « Caves du Roy ».

Les Caves du Roy : on reconnaît sur la photo René et Nayla Moawad, Fouad Naffah et Kamel el-Assaad. Photo collection Georges Allam.

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Au Liban, elle s’est transformée, et plus que jamais cette semaine, en besoin, une consolation, une thérapie, un rêve ; l’espoir d’un avenir différent qui ressemble à cet autrefois, plus heureux, plus ouvert et certainement plus noble.

Cette nostalgie, fascination aiguë pour le passé, ne concerne pas uniquement la « génération de la guerre » et ses parents. Elle touche aujourd’hui des jeunes qui n’ont jamais connu le Liban des années d’avant-guerre, jamais humé le parfum de l’élégance, jamais goûté au miel du pays ni son encens.

Il en est ainsi de Delphine Abirached Darmency, qui depuis quelques années s’est intéressée à un monument, dans tous les sens du mot, de Beyrouth : l’hôtel Excelsior et ses Caves du Roy qui ont fait durant les années 50, 60 et 70 la renommée du « roi de la nuit » Jean-Prosper Gay-Para. Elle s’est plongée dans les décombres de ces lieux qui ne sont plus que fantômes du passé, tellement qu’on se demande quelquefois s’ils ont jamais existé. Elle a dialogué avec les pierres, a dépassé ses craintes : les moisissures, les rats, l’obscurité totale, la saleté qui n’a pas de nom, pour se plonger dans l’histoire d’un hôtel qui a symbolisé l’élégance de ces années perdues : l’Excelsior. Elle n’aura hélas pas le temps de rencontrer le maître de céans, Gay-Para, décédé en 2003. « Les portes de l’Excelsior ont ouvert en 1955, explique la jeune femme (au look encore ado) de 33 ans, à présent directrice du projet Les Caves du Roy. Prosper Gay-Para l’a vendu en 1962 à Cheikh el-Arad, tout en conservant sa gestion. » Fermé pour cause de guerre, pour cause de deuils d’un pays meurtri, « il a exceptionnellement été rouvert en 1982, une seule nuit folle, magique, à l’occasion de l’anniversaire de Raymond Daoud, avant de refermer ses portes définitivement », poursuit-t-elle. Ses portes fermées, rouillées, cadenassées, elle les a contournées, enjambées, pour voir ce qu’il y avait derrière ces ténèbres.


Exploration

Diplômée en relations internationales à Paris 1 en 2008, après une année passée au Caire, Delphine retrouve Beyrouth, ville de sa mère, et démarre en 2010 une chronique sur la mémoire de Beyrouth pour L’Hebdo Magazine, avec un premier reportage sur la Maison jaune. « Ma grand-mère habitait rue Monnot », confie la journaliste en « Converse bien ficelées », comme elle se décrit, curieuse, professionnelle, les cheveux blonds bouclés et des taches de rousseur autour du sourire. Durant sa quête qui avait tout d’une enquête, des arrêts obligés, repères et témoins de ces temps d’avant-guerre : les vieux cinémas, les fameux night-clubs et bien sûr les hôtels à présent abandonnés. Lorsque Amine Issa, alors rédacteur en chef du magazine, lui parle des Caves du Roy, la journaliste se transforme en aventurière prête à tout pour forcer les portes cadenassées de l’hôtel Excelsior et des Caves du Roy et résister aux scorpions, à la réticence du gardien Ibrahim, qui la laisse entrer la première fois en 2011.


(Pour mémoire : Perdus de vue ... Jean-Prosper Gay-Para : les plus belles nuits libanaises, c'est lui)



Le lendemain, elle revient, mieux équipée, en parfaite spéléologue prête à se plonger dans les entrailles du mythe. « La première chose que j’ai vue : la piscine de l’Excelsior infestée de branches, qui à cause de l’eau qui traînait sont devenues avec le temps des ombres magnifiques. » Suivront les étages, la terrasse, le restaurant, la réception et le bar. « Tout était brûlé. Certains objets traînaient sous les meubles, sur le bar, des photos, des documents, des registres, des téléphones, salières et poivriers, bougies superposées, signes d’un temps qui a fondu, et même une bouteille de champagne datée de 1975. Il y avait deux canapés éventrés, le tapis rouge, une lampe. »



Dans un mélange d’excitation et de peur, Delphine Darmency vit un moment particulier et certainement inoubliable. Un arrêt sur image et une suspension du temps. Surréaliste : « C’était très intense de découvrir ce lieu abandonné où il y a eu tellement de rêves, de joie, d’innocence. J’avais tout ça sous les yeux, et rien que pour moi ! » Au fur et à mesure des visites, des découvertes d’archives et d’objets exceptionnels, Delphine est rejointe dans ses pérégrinations par Stéphane Lagoutte, photographe français. Dévorés par les puces, dans cette sorte de « chaos malsain », ils récupèrent au fils des allers et des retours, entre deux voyages et d’autres projets individuels, des milliers de négatifs de films parsemés sur le sol, certains complètement surexposés, mais tous utilisables. « Parmi la mine d’archives que nous avons recueillies jusqu’à présent, des milliers de négatifs photos et de papiers administratifs, des registres clients, des correspondances du propriétaire et de la direction, des menus de réveillon, des coupons de boisson, des carnets de blanchisserie ou encore des factures clients dévoilant des commandes de champagne et autres boissons… » De magnifiques trésors qu’il leur fallait partager. L’enquête se poursuit, évidemment. Hors des lieux, mais sur le terrain, Delphine interroge la famille de Prosper Gay-Para, recueille des témoignages précieux de toutes les personnes susceptibles d’apporter des couleurs et des précisions à ces milliers de photos en noir et blanc. « J’aimerais également remercier Cyrille Allam qui m’a fait confiance en me confiant les archives de son père, bras droit de Prosper Gay-Para. Faire confiance n’est pas simple. Ces archives me permettent d’avoir un matériel mémoriel inédit. Elles sont inestimables. À l’instar des souvenirs que les Beyrouthins ont accepté de me faire partager, des étoiles dans les yeux. »


Partager ces émotions

Avec Cynthia Zahar, architecte d’intérieur et designer, et Éliane Achkar, directrice artistique, le projet Les Caves des Roy naît dans l’esprit de cette nouvelle équipe de curateurs. Delphine Abirached Darmency – « J’ai rajouté mon nom libanais pour mieux connecter avec ce projet », précise-t-elle – en sera la directrice. « Ce travail est dans son essence journalistique. Je ne suis qu’un vecteur, un instrument qui va permettre de transmettre la mémoire aux nouvelles générations qui ignorent souvent tout de Prosper Gay-Para et des Caves du Roy, mais plus largement du Beyrouth des années 60. » Une ambitieuse exposition-installation interactive sensorielle à Beit Beirut, entre le 12 décembre et le 15 février, le lieu idéal pour cette rencontre avec le passé, et un ouvrage sont prévus, à condition – dans l’espoir surtout – de trouver les fonds nécessaires. « Nous allons faire entrer les visiteurs dans l’Excelsior de ces années-là. Si certains ont des témoignages à partager, ils auront la possibilité de le faire en nous contactant. Nous souhaitons redonner la mémoire de Beyrouth aux Beyrouthins, en mettant l’art à notre service et en plongeant le visiteur dans une expérience sensorielle du night-club, de l’hôtel et de la ville, et ceci grâce à des installations immersives, sonores, visuelles et même olfactives... » Et de poursuivre : « Pour nous, la transmission orale intergénérationnelle est très importante. Ce sont nos aînés, ceux qui ont vécu les années d’or de Beyrouth, qui vont nous conter leur histoire, d’où l’importance du travail d’investigation qui me permet d’accumuler les témoignages et anecdotes. En plus des documents inédits obtenus grâce à la famille de Prosper Gay-Para, ses anciens employés et les anciens clients des Caves du Roy… »

Le travail d’investigation, accompagné aujourd’hui d’une recherche de financement, se poursuit avec la même ferveur. Car, plus que de passion, il s’agit là de ferveur. Et on le comprend. Ce passé est sacré. Le partager est une nécessité, presque une urgence, pour continuer à rêver.

Pour plus d’informations : cavesduroyproject@gmail.com ou sur leur page Facebook Lescavesduroyproject


Jean-Prosper Gay-Para, le « roi de la nuit »

Né le 2 avril 1914 à Beyrouth d’Alphonse Gay-Para, un père « 100 % marseillais », et de Nada Mocadié, Jean-Prosper Gay-Para va très vite devenir le « roi de la nuit » beyrouthine. Un visionnaire, créateur d’ambiance inné, qui a su dans chacun de ses projets mêler audace et élégance.

À huit ans déjà, il travaille l’été comme commis dans le restaurant fondé par son père, Alphonse, décédé quelques années auparavant des séquelles de la guerre 1914-18. Plus tard, dans l’établissement repris par son oncle maternel, Raffoul Mocadié, il codirigera le Kit Kat et son bar Tabou, avant de devenir l’un des cofondateurs de l’hôtel Normandy. En 1950, il anime la grande saison de la piscine de Aley avec ses célèbres bals existentialistes rassemblant quelque 3 000 personnes.

Le 20 janvier 1952, il ouvre à son compte l’hôtel Palm Beach et sa boîte de nuit Le Corsaire, puis l’hôtel Excelsior et ses Caves du Roy, le 30 mars 1955, avant de rajouter à ses établissements célèbres le restaurant Le Grenier à Beyrouth et l’auberge Saint-Tropez à Byblos, sans oublier, en 1967, l’hôtel Byblos et ses Caves du Roy.

Tout au long de sa vie, Jean-Prosper Gay-Para n’aura eu de cesse de vouloir révolutionner le Liban, grâce au tourisme et à la valorisation de la culture et du folklore libanais. Il a été ainsi l’un des chefs d’orchestre du Festival de Baalbeck ou du Casino du Liban. Chargé de liaison entre les syndicats professionnels et l’industrie du tourisme, membre de commissions au ministère des Affaires sociales, expert auprès du commissariat au tourisme, représentant du Liban aux congrès internationaux de l’hôtellerie, il aura également été rédacteur dans de grands journaux libanais et l’auteur d’un livre : Ma traversée du siècle, paru en deux tomes. Il s’éteint en 2003 avec encore des dizaines de projets en tête.


Les personnes derrière le projet « Les Caves du Roy »

Delphine Abirached Darmency, directrice du projet et curatrice – mémoire. Diplômée en relations internationales et action à l’étranger à Paris 1 en 2008, ses derniers reportages l’ont récemment amenée à travailler en Irak, en Jordanie et en Asie centrale pour différents médias (AJ+, TV5Monde, So Film, Slate, etc.), mais également à New York où elle s’installe de 2016 à 2018, obtenant un diplôme de journaliste reporter d’images à la New York Film Academy. Elle y fonde sa maison de production audiovisuelle Beyond the Road Productions. Installée aujourd’hui entre Beyrouth et Paris, Delphine Darmency continue à écrire des articles pour la presse francophone et réalise des vidéos en différents formats, reportages d’actualité, magazines, documentaires et clips musicaux.


Cynthia Zahar, curatrice – direction artistique et scénographie.

Cynthia a poursuivi des études d’architecture d’intérieur à l’Académie libanaise des beaux-arts. Adolescente, elle décorait déjà des devantures de magasins en Grèce, avant de se lancer dans la création de bijoux et de meubles recyclés, avec de vieilles portes chinées dans le vieux Beyrouth détruit.

Des projets professionnels de plus grande envergure (restaurants, galeries d’art, appartements de particuliers, boutiques et ateliers de créateurs de mode) affluent ensuite, qui mènent Cynthia à l’industrie cinématographique et des collaborations avec des cinéastes libanais (Daniel Arbid, Philippe Aractingi et Nadine Labaki) et publicitaires, des vidéoclips pour la télévision, des scénographies de performances de danse (Nancy Naous), ainsi qu’une activité artistique plus spécialisée, à savoir la création de lustres.


Stéphane Lagoutte, curateur – photographie.

Stéphane Lagoutte incarne cette génération de photographes qui, tout en continuant d’arpenter les terrains de l’actualité, complète sa vision en documentant le monde, avec un point de vue personnel sur la forme à donner à ses projets. Ses études en arts plastiques l’ont sans doute aidé à opérer ce virage du photojournalisme à une photographie plus artistique. Il pose depuis plus de vingt ans un regard singulier sur la société et plus particulièrement sur les questions liées aux identités et au déracinement en milieu hostile. Ses travaux ont été exposés aux Rencontres d’Arles, au festival international du photojournalisme Visa pour l’image, au festival du Regard de Saint-Germain-en-Laye ou encore à la Bibliothèque nationale de France. Fin 2011, il se rend au Liban et obtient l’aide à la photographie documentaire du CNAP (Centre national des arts plastiques). La galerie parisienne La Petite Poule Noire expose pour la 1re fois sa série Beyrouth 75-15 en 2015. Elle n’a depuis jamais cessé de voyager en Europe et au-delà. Membre de l’agence Myop dont il est devenu codirecteur en 2015, Stéphane Lagoutte collabore régulièrement avec la presse française et internationale (Libération, Le Monde, Geo, Society, etc.)


Éliane Achkar, curatrice – installations multimédias.

Directrice artistique chargée de projets basée à Montréal, diplômée en graphisme et direction artistique de l’Université de Balamand (Beyrouth) et en film d’animation de l’Université Concordia (Montréal), cette Libano-Canadienne, née au Liban en 1985, a réussi dans ses projets à mêler créativité et technique et à créer un nouveau lien entre l’art, la philosophie et la technologie. Elle a récemment dirigé d’importants projets au sein de la société montréalaise Graphics eMotion pour des institutions parmi lesquelles le Colisée de Rome, les ruines de Pompéi et le Musée des beaux-arts de Montréal.


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La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Au Liban, elle s’est transformée, et plus que jamais cette semaine, en besoin, une consolation, une thérapie, un rêve ; l’espoir d’un avenir différent qui ressemble à cet autrefois, plus heureux, plus ouvert et certainement plus noble. Cette nostalgie, fascination aiguë pour le passé, ne concerne pas uniquement la « génération...

commentaires (6)

LES MEMOIRES DU BEAU TEMPS REVOLU A JAMAIS.

LA LIBRE EXPRESSION

22 h 23, le 01 août 2019

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Commentaires (6)

  • LES MEMOIRES DU BEAU TEMPS REVOLU A JAMAIS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    22 h 23, le 01 août 2019

  • SUPERBE.Libanais d'origine, Je faisais mes études à l'étranger quand la guerre du Liban a commencé. Pendant 15 ans je ne pouvais pas revenir dans mon pays.A la fin de mes études,Je me suis installé, définitivement, dans mon pays d'accueil. Nostalgique, J'ai eu la chance de m'abonner à l'Orient le jour.Je lis les articles qui sont adressés tous les jours.Je me désole de voir les dirigeants de de notre Pays, LE LIBAN, se déchirer et sont incapables de s'entendre et ils ne se remettent jamais en question. Heureusement que la jeunesse LIBANAISE est toujours présente pour rappeler et mettre à l'honneur tout ce LIBAN joyeux, accueillant,vivant,heureux de vivre, tolérant.... Encore Bravo.

    Jean ZAAROUR

    20 h 52, le 01 août 2019

  • Notre Dolce Vita à nous avait une seule adresse : Les Caves du Roi ! Ah le bon vieux temps !

    Chucri Abboud

    19 h 33, le 01 août 2019

  • l'Age d'Or du Liban, une epoque ou il faisait bon y vivre. C'etait le vrais LIBAN pas celui d'aujourd'hui gangrene par des partis hirsutes et illumines...

    IMB a SPO

    15 h 14, le 01 août 2019

  • Sans intérêt .MR

    Kulluna Irada

    13 h 04, le 01 août 2019

  • Excellent projet et bon courage. Georges Khalifé était Directeur General de l’hotel Jusqu’à 1963. Il vit encore au Liban, a Ajaltoun et pourrait contribuer énormément.

    Rgkhalife

    02 h 18, le 01 août 2019

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