Le 14 juillet, un incident impliquant le député Nawaf Moussaoui, membre du Hezbollah, sa fille Ghadir et son ex-mari, défraie la chronique. Après une dispute entre la jeune femme de 28 ans et son ancien époux, Hassan Mokdad, autour de la garde de leurs enfants âgés de sept et cinq ans, le couple est conduit au commissariat de police de Damour (Chouf). Nawaf Moussaoui, affirmant venir à la rescousse de sa fille, pénètre sur les lieux avec des hommes armés. Hassan Mokdad est blessé, mais le député nie avoir tiré sur son ex-gendre.
Si cet incident met en lumière une flagrante atteinte à l'autorité de l’État, il rappelle également la triste situation des femmes divorcées au Liban, régie par les tribunaux religieux de leur communauté, chiite dans le cas de la fille du député Moussaoui.
En effet, le Liban ne disposant pas de statut civil unifié -malgré une proposition de loi faite en ce sens en 2011-, chaque Libanais est soumis au droit relatif au statut personnel de sa communauté. Mariage, divorce, garde des enfants, héritage... Chaque communauté ayant son propre droit, il existe de facto une inégalité entre Libanais à laquelle s'ajoutent des inégalités de traitement entre hommes et femmes. C'est donc sans surprise que le Liban occupait, en 2017, la 137e position sur 144 du classement sur l'égalité hommes-femmes du Forum économique mondial. Alors que l'article 7 du chapitre II de la Constitution libanaise stipule clairement que "tous les Libanais sont égaux devant la loi"...
Ce que prévoient les différents droits communautaires en matière de statut personnel sur le divorce illustre bien la discrimination dont sont victimes les Libanaises. Nous faisons le point.
(Pour mémoire : Les Libanaises peuvent désormais demander un extrait d’état civil personnel pour leurs enfants)
Que dit la loi ?
La décision du divorce
Dans son dernier rapport soumis en 2014 au Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes, dans le cadre de la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), le Liban rappelle que les communautés musulmanes sunnite et chiite n’opposent aucune restriction au droit de l’homme à demander le divorce, à condition qu’il soit majeur, sain d’esprit, qu’il agisse de son propre chef et sans contrainte, qu’il désire et veuille divorcer. La communauté chiite exige toutefois que le divorce soit constaté, à un même moment, par deux témoins masculins.
Au sein de la communauté sunnite, la femme ne peut demander le divorce que si elle a stipulé un tel droit dans son contrat de mariage, ce qui est rarement le cas. Dans la communauté chiite, la femme n’a pas le droit d’imposer à son mari, dans le contrat de mariage, une clause lui donnant l'opportunité de divorcer, mais le mari peut autoriser, dans le contrat, sa femme à décider de divorcer.
Pour la communauté des druzes, le contrat de mariage ne peut être rompu que par la décision d’un juge druze.
Dans les communautés chrétiennes, où la femme ne peut obtenir la séparation, le divorce ou l’annulation du mariage qu’après de longues démarches au coût souvent prohibitif, le tribunal spirituel compétent est la seule autorité judiciaire pouvant entendre la demande de séparation ou de dissolution du lien conjugal.
Compensation financière
Témoignage : Mirna, 47 ans et de confession grecque-orthodoxe, est secrétaire dans un centre médical. Mère d’un garçon et d’une fille de 18 et 16 ans, elle est en instance de divorce devant le tribunal religieux de la communauté grecque-orthodoxe.
"J’ai demandé le divorce en mai 2017, trois mois après que mon mari m’ait chassée de la maison. En novembre 2017, le tribunal religieux a ordonné à mon mari de me payer une compensation financière mensuelle de 650.000 LL. Mais mon mari a d’abord fait appel de la décision car il refusait de me payer plus de 200.000 LL par mois. J’ai dû attendre huit mois avant que le tribunal ne confirme sa décision en appel en juillet. Chaque mois j’étais convoquée à une audience devant ce tribunal. Mon mari leur disait que j’ai deux emplois, et je ne pouvais pas me défendre car vous savez, devant le tribunal, on ne vous écoute pas, on vous fait taire immédiatement sans vous laisser parler. Le loyer de l’appartement dans lequel j’habite actuellement est de 550 dollars par mois sans les charges, et mon salaire n’atteint même pas les 500 dollars par mois. Devant le tribunal, mon mari prétend être sans emploi, alors qu’il roule en voiture de luxe en fumant des cigares. Il vit sa vie à fond et loue l’appartement duquel il m’a expulsée à des Syriens de passage au Liban. Mes droits ne sont pas respectés par le tribunal. Au Liban, la situation des femmes est lamentable. Je n’ai pas d’assurance santé, et mes enfants et moi ne sommes pas inscrits à la sécurité sociale".
Pour les communautés chrétiennes, la partie à l’origine de l’annulation, de la dissolution du mariage ou du divorce, doit payer une compensation dont le montant est décidé par le tribunal. "Les tribunaux enquêtent pour déterminer si c'est le père ou la mère qui assument la responsabilité du divorce ou de l'annulation", nuance toutefois Ghada Moghabghab, avocate à la cour contactée par L'Orient-Le Jour.
(Lire aussi : Nationalité : mises en garde contre une instrumentalisation des Libanaises mariées à des étrangers)
Garde des enfants
Témoignage : "La garde des enfants n’a pas posé problème car mon mari n’a même pas réclamé cette garde.
Je remercie dieu qu'il en soit ainsi, car mes enfants sont la chose la plus importante à mes yeux", raconte Mirna.
Dans le rapport de 2014, le Liban reconnaît que les lois communautaires sur le statut personnel "accordent la priorité absolue à l’autorité du père sur les enfants", au détriment de la mère. Concrètement, la mère a un droit de garde (Hadana, à distinguer de la tutelle, Wilaya, qui revient toujours au père, toutes communautés confondues, exception faite des arméniens orthodoxes) sur ses enfants jusqu'à ce que ceux-ci aient atteint un certain âge. La garde implique de s'occuper des affaires quotidiennes des enfants mineurs. L'âge limite pour la garde, pour un mineur, varie en fonction des communautés religieuses.
Les communautés catholiques (maronites inclus) ont préparé un projet de loi portant l’âge de la garde des enfants par la mère pour les garçons et les filles à 14 ans. Actuellement, l'âge de garde des enfants, filles et garçons, est fixé à 2 ans. Toutefois, dans les faits, "les tribunaux religieux catholiques ont tendance à accorder le droit de garde des enfants à la mère, et ce jusqu'à l'âge de 18 ans, car ils estiment que la mère est plus apte à s'occuper de ses enfants", explique Me Moghabghab.
L'âge limite est de 14 ans pour les garçons et 15 ans pour les filles au sein de la communauté grecque-orthodoxe.
Pour les communautés arménienne orthodoxe, syriaque orthodoxe et assyrienne, cet âge est de sept ans pour les garçons et neuf ans pour les filles.
La communauté sunnite a modifié l’âge de la garde des enfants le portant, sans discrimination entre garçons et filles, à 12 ans, qui est également l'âge fixé par la communauté évangéliste. La communauté chiite a, elle, fixé cet âge à deux ans pour les garçons et sept ans pour les filles. Enfin, la communauté druze a fixé cet âge à 12 ans pour les garçons et 14 ans pour les filles.
Cependant, si la mère se marie à nouveau, elle perd son droit de garde dans la plupart des cas, aussi bien chez les communautés musulmanes que chrétiennes.
Dans les communautés druze, chiite et sunnite, une mère perd le droit de garde de ses enfants si elle se marie avec un homme qui n’est pas "Mahram" (un homme "mahram" est un homme qui a un lien de sang avec le père des enfants) vis-à-vis de l’enfant. Toutefois, en ce qui concerne la communauté sunnite, un juge religieux peut en décider autrement dans l’intérêt de l’enfant.
Pour la plupart des communautés chrétiennes, la mère perd aussi le droit de garde des enfants en cas de nouveau mariage. Dans les communautés catholiques toutefois, c'est au vu des circonstances défavorables à la mère que le juge peut décider de lui retirer la garde de ses enfants. "Ce retrait n'est pas automatique et reste sujet à révision en fonction des circonstances", explique Me Moghabghab. Le père, lui, ne perd pas la garde de ses enfants aux yeux des tribunaux catholiques, s'il se marie à nouveau. "La discrimination femmes/hommes au profit de ces derniers est ainsi clairement consacrée dans les textes chez les communautés catholiques", souligne l'avocate.
Dans la communauté grecque orthodoxe, pour qu’un parent perde son droit de garde en cas de remariage, il faut apporter la preuve que le mineur court un risque en raison du mariage en question. Il incombe au tribunal d’estimer ce risque. Aucune distinction n'est toutefois faite entre la mère et le père.
Plusieurs décisions de justice en matière de garde des enfants ont été récemment rendues en faveur des mères libanaises divorcées, indique le rapport soumis par le Liban, en 2014, au CEDAW. Ainsi, la mère a le droit de garder ses enfants "lorsqu’il est prouvé que le père est incapable de s’en occuper et lorsqu'aucun autre tribunal n’a rendu de jugement statuant sur le tutorat, la garde, la pension alimentaire ou d'autres questions". La mère a également "le droit de voir ses enfants et une amende est imposée au père en cas de refus total ou partiel ou s’il retarde la mise en œuvre des décisions du tribunal pour mineurs à cet égard." La mère a enfin le droit de "demander tout document officiel relatif à ses enfants (par exemple une fiche individuelle d’état civil), si les conditions légales sont remplies et que la preuve est faite du refus répété du père à le lui livrer".
(Lire aussi : Naturalisations : Les Libanaises mariées à des étrangers dénoncent une « trahison »)
L'avis des experts
Leila Awada, avocate et membre fondatrice de l'ONG Kafa qui milite pour les droits des femmes, dénonce ce qu'elle estime être une "démission" de l'Etat libanais en matière de statut personnel. "Contrairement au reste des pays arabes, le Liban n'a pas de statut personnel unifié. L'Etat s'est déclaré démissionnaire en matière de statut personnel et cela est inacceptable. Il doit assumer ses responsabilités et ne pas déléguer ces affaires-là aux différentes communautés", souligne-t-elle, rappelant que l'ONG mène campagne "pour réclamer l'adoption d'un code du statut personnel unifié".
Un avis partagé par Iqbal Doghan, avocate et présidente du Réseau des droits de la famille au Liban (RDFL). "Nous avons besoin d’un statut civil unifié pour tous les Libanais. Il est inacceptable qu’il existe 15 statuts civils pour une population de 4 millions de personnes. Tous les citoyens doivent être égaux devant la loi. L’Etat est obligé d’élaborer une loi unifiée." Toutefois, elle reconnaît qu'un vote en faveur d'une telle loi n'est pas près de se tenir. "Ce pays est ancré dans le confessionnalisme", regrette-t-elle.
Pour le cheikh Mohammad Nokkari, juge auprès du tribunal chérié de Beyrouth et enseignant à l’Université Saint-Joseph, la question des statuts personnels "est liée au système politique". "Le système politique au Liban est pluri-confessionnel. Pour adopter un statut personnel civil unifié, il faudrait changer de système politique pour aboutir à un système laïc", estime-t-il.
(NB : ce texte est une actualisation d'un article publié dans nos colonnes en septembre 2018)
Pour mémoire
Les Implications de la participation politique des femmes au Liban
« Combien de femmes nommerez-vous au gouvernement ? » demande Women in Front
« Aucune société ne peut évoluer sans la moitié de sa population »
« Fêtons les mères célibataires » : Nous existons malgré la marginalisation
Contraindre chaque libanais à appartenir à une confession est une atteinte à la liberté personnelle et collective. Tout ce système archaïque n'a qu'un seul objectif; qui est de garder la mainmise du clergé de toutes les religions sur le sort de leurs adhérents.
08 h 42, le 17 juillet 2019