Le chef du PSP, le député Walid Joumblatt, recevant dans sa demeure, à Clemenceau, le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, en présence de son fils Teymour, du ministre de l’Éducation Marwan Hamadé et du député Ghazi Aridi, en avril 2017. Photo d’archives ANI
Face aux événements dramatiques qui se sont déroulés dimanche dernier dans la Montagne libanaise, les mêmes sensations reviennent : stupeur face à une violence archaïque que l’on voudrait croire révolue ; frisson de voir ainsi rejaillir des traumatismes enfouis de plus ou moins longue date ; hantise que ces dérapages intracommunautaires et intercommunautaires puissent à nouveau donner lieu à un engrenage infernal…
Au-delà des antagonistes, des récits contradictoires et des détails revisités, chacun ressent bien que ce qui s’est passé ne relève pas tant d’incidents conjoncturels que de dispositions structurelles. L’émotion passée, il est donc plus que jamais nécessaire d’analyser ces dernières en profondeur, ne serait-ce que pour tenter de rétablir un cadre stable et durable de paix civile, au cœur de l’entité pluriculturelle libanaise.
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Pays du double message
Car de telles manifestations de divisions clanique, tribale et confessionnelle sont le fruit de l’ambiguïté quasi pathologique, entretenue par le système politique libanais et ses représentants entre l’équilibre patriarcal communautaire basé sur le compromis expérimental inéluctable et l’appartenance nationale par défaut, qui se voudrait, elle, démocratique et institutionnelle.
Tout politicien libanais se rêve hégémonique dans sa propre communauté et démocratique quand il s’agit de la communauté d’autrui. Souvent, il se prévaut des concepts occidentaux et modernes de démocratie, de liberté d’expression, de libéralisme politique, économique et sociétal quand il est minoritaire au sein de sa communauté et devient de plus en plus autocratique quand il devient majoritaire. Comme si la démocratie n’était qu’une ruse pour participer au pouvoir ou le reconquérir et se transforme en fardeau quand on y accède. Car si l’on est libre d’adhérer à un parti politique ou de le quitter ; on naît, vit et meurt dans sa famille et sa communauté, qui s’imposent dès lors comme une communauté de destin dont on peut rarement se départir. Cette ambivalence suspecte se traduit au Liban dans l’intitulé des partis politiques qui sont tous sans exception patriarcaux, communautaires et familiaux (reflétant en cela la structure sociétale du pays) et qui brandissent de manière invariable et mimétique des enseignes et des slogans se référant à la démocratie, la laïcité, le progressisme, le socialisme et d’autres principes importés et non intériorisés, le discours démocratique correspondant plus à des postures qu’à des convictions.
Plutôt que d’être le « pays message », le Liban s’avère, hélas, être celui du double message. Et de ce décalage naît un système profondément dysfonctionnel. En prétendant concilier des principes de gouvernement contradictoires, à la fois d’appartenance communautaire et d’appartenance nationale, sans choisir entre la verticalité patriarcale et l’horizontalité démocratique, le système libanais est conduit de manière systémique et poreuse à des crises existentielles et des impasses nourries par les contextes régionaux et internationaux, avec en filigrane des risques récurrents de guerre civile ou régionale.
On ne peut, quelles que soient les raisons, entretenir, à la fois, des milices communautaires et une armée nationale. On ne peut soutenir un discours confessionnel exacerbé, destiné à sa propre communauté et un discours démocratique déguisé, destiné à rassurer ou à déstabiliser autrui. Le Liban souffre de ce déséquilibre structurel produit d’un système hybride qui prétend concilier des tendances contradictoires, finissant soit par s’annuler ponctuellement, soit par engendrer des conflits qui se reproduisent eux-mêmes à l’infini. Un mécanisme qui couvre toutes les communautés libanaises et verrouille le système politique l’empêchant d’évoluer : toute décision est soumise au consensus et aux marchandages perpétuels, quitte à paralyser régulièrement les institutions censées servir le pays.
À ce cadre artisanal, que nous devons à chaque fois maladroitement restaurer avec des moyens provisoires de survie, il faudrait donc substituer un cadre de rationalité qui définisse de manière constante et cohérente (c’est-à-dire non contradictoire) les règles du jeu politique et des acteurs avisés ne cédant pas à la tentation de bouleverser les règles à leur convenance. Entretenir l’utopie d’une fédération de communautés – implicite et imposée – au cœur d’un système parlementaire unifié conduit in fine à une déresponsabilisation de l’exécutif vis-à-vis du législatif et du judiciaire, à une confusion plutôt qu’à une séparation des pouvoirs. D’où le déluge d’accusations – de corruption notamment – que les responsables politiques se balancent à longueur de journée alors qu’ils sont tous complices au cœur d’un système qui les formate et les entretient.
(Lire aussi : Bassil aujourd’hui dans le Nord : Tripoli ne sera pas un nouveau Qabr Chmoun)
Négociation culturelle
Un siècle après la proclamation du Grand Liban et plutôt que de consacrer encore des dépenses inutiles en événements spectaculaires et vains tout en brandissant des slogans démesurés par rapport à la réalité locale, il est préférable de réfléchir sur l’histoire de ce pays ne disposant toujours pas d’un livre commun – lequel est finalement un récit convenu autour duquel tout le monde s’accorde mais sans lequel il n’y a pas de projet politique partagé. Il s’agit de définir la place des communautés par rapport à l’entité nationale, qui reste hélas occasionnelle, en les insérant dans un cadre de négociation culturelle plutôt que de les instrumentaliser à des fins politiques et idéologiques.
Les paramètres identitaires structurant toute société sont constants. Ce sont les mêmes depuis leur énumération, près de cinq siècles avant J.-C., par Hérodote, le père de l’histoire : la langue, la race, la religion et les mœurs. Ces mêmes paramètres sont repris a contrario par la charte de l’Unesco afin de parvenir à une identité humaine (« sans distinction de race, de sexe, de langue et de religion »). Ces deux textes définissent un cadre de négociation et une problématique inhérente à toute société pluriculturelle et qui doit être envisagée dans sa globalité, pour parvenir à un compromis culturel que garantit au mieux le système politique.
Tant que les Libanais n’auront pas défini ce qui les réunit entre eux et ce qui les différencie des autres peuples, tant qu’ils n’auront pas établi leurs priorités et adopté un système politique rationnel qui va au bout de sa propre logique, ils resteront tiraillés entre des concepts politiques contradictoires qui les maintiennent dans un statu quo approximatif, stérile et délétère.
Par Bahjat RIZK
Écrivain et attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’Unesco. Dernier ouvrage : « Les Paramètres d’Hérodote » (éditions L’Orient-Le Jour, 2009).
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Il y a une abondance d’idées dans votre analyse, et s’il faut toutes les commenter ! Avec un clin d’œil, je vous dirai que ""jamais le fruit ne tombe loin de l’arbre"", hommage à votre paternel pour son action, et son courage en politique… Bon week-end. C.F.
16 h 24, le 06 juillet 2019