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Lifestyle - La Mode

Ingie Chalhoub, une Cléopâtre entre deux cultures

« Tu ne seras pas artiste, ma fille », enjoint un père ingénieur à celle qui croit voir son avenir dans les crayons de couleur et enchaîne les prix de dessin. Ingie Chalhoub fera des études de gestion, mais l’art sera sa grande affaire, littéralement, par le détour de la mode. Sous sa marque, Ingie Paris, la collection automne-hiver 2019 ressuscite une Cléopâtre rock’n’roll.

Ingie Chalhoub saluant le public à la fin du défilé Ingie Paris automne-hiver 2019-20 sur le runway de JamaloukiCon. Photo DR

Jeudi, en fin d’après-midi, le trafic est désespérément immobile à l’entrée du Seaside Arena. On voit un grand nombre de jeunes filles regagner la sortie à pied. Elles sont encombrées de sacs de cosmétiques et produits de soins en tous genres. Le salon JamaloukiCon, dédié à la mode et à la beauté, est décidément un succès. Les portes sont à peine ouvertes qu’est annoncé le défilé Ingie Paris sur le podium des maquillages MAC. Dans les coulisses, au milieu du va-et-vient des mannequins apprêtés de frais, la créatrice Ingie Chalhoub est incroyablement détendue. Perchée sur une chaise de bar, elle bavarde en riant avec les amies de passage tandis que derrière la cloison se remplissent les gradins et qu’autour d’elle vibrionnent les modèles auxquels, confiante, sereine, enjouée, elle ne jette même plus un regard. Ce flegme n’a pas d’autre secret qu’une organisation de haute précision et une expérience de pro étonnante pour une maison qui n’affiche que quelques petites années au compteur.


Pionnière d’un marché inexploré

On cherche l’enfant derrière la souveraine du moment, vêtue de blanc, sa couleur fétiche quoi qu’en pensent les caméras. Ingie Chalhoub raconte ses premières années à Beyrouth, l’élégance de sa mère, la rigueur de son père, ingénieur, qui voyageait souvent dans la région pour les besoins de son travail. Sa mère lui donne le goût de la création et de l’ouvrage manuel, tissage, poterie, peinture, dessin. C’est l’époque où elle crée avec méthode des robes pour ses poupées. Son père s’efforce de lui ramener les pieds sur terre : artiste, ce n’est pas un métier.

Les temps sont incertains et très vite, au Liban, la guerre éclate. Ingie et ses deux sœurs sont envoyées en pensionnat à Paris. Après le bac, celle qui a eu sa première révélation artistique à 14 ans lors d’une visite de la chapelle Sixtine, remportant un grand prix pour une reproduction au fusain de l’Adam de Michel-Ange, se résout à s’inscrire à la Sorbonne en gestion et anglais des affaires. Pour autant, en ces années 1980 où Paris est la plaque tournante d’une totale révolution de la mode et de l’art, la jeune femme est fascinée par le spectacle vivant qui se déroule à même la rue, les cafés et les vitrines.

Sa mère possède une boutique de luxe multimarque pour enfants à Koweït. Une aubaine pour Ingie qui participe aux achats et rencontre les créateurs qui comptent. Forte de sa formation de gestionnaire, elle contribue au développement de l’entreprise familiale, aborde la maison Chanel, qui n’est encore connue que pour ses parfums et bijoux couture, pour lancer son prêt-à-porter au Moyen-Orient et, en dépit d’une interruption occasionnée par la guerre du Golfe, diversifie l’activité de l’enseigne dans la mode féminine. C’est ainsi qu’elle se lie d’amitié avec les grands créateurs et entre de plain-pied dans un univers où, en qualité d’acheteuse, pionnière du marché de la mode occidentale dans cette région du monde et observatrice attentive des attentes de la clientèle, elle se taille une place à part entière.


Naissance d’une griffe

Par la magie de la mode, la cohabitation en elle de la gestionnaire et de l’artiste est enfin pacifiée, mais il reste un pas à franchir : créer ses propres modèles. Car à force de commander des capsules adaptées aux attentes des habituées de ses boutiques, Ingie Chalhoub a l’expertise d’une consultante sans en avoir le statut. Petit à petit, elle glisse sur les portants des robes et ensembles de son propre cru et se réjouit de voir leur succès rivaliser avec les créations des plus grands couturiers. L’expérience est concluante et le projet se met en place à Paris, avec équipes et ateliers. Ingie Paris voit le jour, mais, avant cela, la créatrice qui ne laisse rien au hasard suit des cours intensifs à Esmod Paris. Cette formation n’apporte peut-être pas grand-chose à celle qui a déjà l’œil pour les détails et une solide expérience du marché, mais elle lui confère une légitimité dont elle a besoin pour s’accorder le droit d’y aller. Et elle y va. La griffe est aussitôt happée par les grands sites de vente en ligne et ses collections « prêt-à-couture » trouvent leur place autant dans les grands magasins parisiens et londoniens que dans une très belle boutique en propre au Dubaï Mall.


Cléopâtre décodée

L’automne-hiver 2019-20 Ingie Paris est donc un hommage à Cléopâtre, reine amoureuse autant de son Égypte natale que du général romain Marc-Antoine, père de trois de ses enfants. Cette forte association entre deux cultures ne pouvait qu’inspirer Ingie Chalhoub, elle qui vit aussi intensément son appartenance orientale que française. On retrouvera parmi les codes de la collection l’embossage crocodile, reptile sacré indissociable de la pharaonne, la pourpre de l’aristocratie romaine interprétée en velours et or, le noir rebrodé d’or, le blanc en drapés caryatide, les motifs floraux spécifiques à l’esthétique européenne. La dentelle tatouage est relevée de motifs dorés alignés à la manière des hiéroglyphes. Des matières contrastées, cuir et mousseline vaporeuse, créent des associations harmonieuses, des franges de nacre rappellent que le prénom d’Ingie signifie perle. Il y a une indéniable majesté dans ces créations dont la palette accentue la sensualité et le mystère. Un pantalon en cuir doré est relevé d’une ceinture en velours bordeaux ; aux hauts seconde peau s’opposent des jupes fluides, de petits blousons associés à des santiags réinventées, larges avec des talons bijoux, restituent à Cléopâtre, sur le mode rock, une jeunesse qu’elle n’a peut-être jamais pleinement vécue, écrasée sous les guerres et les responsabilités de l’Empire. Projection ?


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