Au lendemain de la guerre civile, un grand nombre de jeunes Libanais se penchaient sur les livres d’histoire à la recherche d’un semblant de réponse à l’inextricable énigme locale et régionale. Mais voilà : les manuels scolaires d’histoire se terminent en queue de poisson un certain 22 novembre 1943, date à laquelle le Liban a pris son indépendance du mandat français. Ce qui s’est passé après ? Aucune trace, aucune narration officielle et/ou reconnue. À partir de cette impossibilité de connaître ou de raconter notre propre histoire, en réaction à cette problématique cruciale, et plus particulièrement concernant l’absence d’archives photographiques régionales, trois artistes locaux, Fouad el-Khoury, Samer
Mohdad et Akram Zaatari montaient en 1997 la Fondation arabe pour l’image qui, au cours des vingt dernières années, « en plus de la collecte et la préservation d’images, en plus aussi de réfléchir à plusieurs récits alternatifs de notre histoire, comme celui de la représentation de notre région, de la dialectique de l’objectif et du subjectif, en plus du volet éducationnel que nous aspirons à développer, a agi comme un pont entre différents champs de pensée et pratiques qui reflètent de nouvelles manières d’aborder la photographie, c’est-à-dire en en explosant les frontières », expliquent Mark Mouarkech et Clémence Cottard Hachem, codirecteurs actuels de la FAI.
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Interroger la photo
Ainsi, au lieu d’aborder la photographie de manière figée et institutionnelle, la fondation, une sorte de work in progress, l’a toujours envisagée comme un champ des possibles : « Est-ce une image, une pratique, une technique ? On ne cesse de se poser la question. D’ailleurs, plutôt que d’apporter des réponses, nous avons toujours préféré, à travers ce lieu pluridisciplinaire, poser des questions, repenser la photo et notre relation avec le passé », soulignent les directeurs de la FAI. Si la collecte et la préservation de ce patrimoine photo issu du Liban, de Syrie, de Jordanie, de Palestine, d’Égypte, d’Irak, du Maroc, du Sénégal et du Mexique, entre autres – et qui s’élève aujourd’hui à plus de 500 000 objets photographiques (provenant de fonds d’archives ayant appartenu à des professionnels de la photo ou à des amateurs) – ont dans un premier temps constitué la majeure partie de la mission de cette fondation, Mark Mouarkech et Clémence Cottard Hachem s’accordent à dire que « ce qui ne peut pas être accessible, au moins visuellement, ne peut pas être préservé ». Raison pour laquelle la Fondation arabe pour l’image vient de lancer sa plate-forme numérique qui rassemble une base de données de plus 22 000 images accessibles au public. Et d’étayer : « Pour la fondation, il était primordial qu’un visiteur lambda puisse se projeter dans ces images, par souci de préservation, d’abord dans la perspective d’activer ces objets photographiques. Cette activation se fait par la recherche, le regard, ainsi que par des démarches artistiques, comme des interventions d’artistes sur ces images. »
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Des objets poreux
Si, au sein de la plate-forme, les images – qui balayent une époque allant de 1860 à 1993 – se découvrent à travers une classification par collection privée ou par le biais d’une succession de mots-clés rudimentaires, Clémence Cottard insiste sur le fait que « comme nous questionnons également la notion de domination institutionnelle, on ne cherche pas à imposer un discours. C’est pourquoi nous avons limité les informations relatives à une image et inviterons les visiteurs de la plate-forme à en soumettre les leurs, afin qu’ils puissent à leur manière construire des discours autour de ces objets raisonnants et devenir de nouveaux médiateurs ». D’ailleurs, tout au long de l’entretien, les directeurs de la FAI évoquent ces images comme des objets tridimensionnels « dont on dévoile sur notre site le recto et le verso, parfois le négatif aussi. Ce sont surtout des objets à plusieurs strates, révélant chacune un peu plus sur cet objet. Il y a l’image elle-même, son contenu, l’usage qu’on en fait au fil du temps, ainsi que son autonomie dans l’espace, c’est-à-dire l’impact que les déplacements de cet objet ont eu sur lui ». Tous deux étayent ainsi leurs discours d’une terminologie qui dépasse celles de la pratique photographique stricto sensu, parlant de ces images comme d’objets poreux, magiques parfois, d’une énorme fragilité, se balançant entre le poétique et le politique, et traversant les strates sociales, historiques et intimes. Et de confirmer : « On s’intéresse beaucoup également à la métaphore dont se charge un objet photographique. C’est ainsi qu’on en arrive même à se demander : qu’est-ce qu’on conserve ? Est-ce une histoire, un contexte régional ou plutôt un système narratif reposant sur une mise en abîme de l’archive dans l’archive ? Car certaines de nos images appartenaient déjà à des archives préalablement numérotées. »
Chevillée à ces éternelles remises en question, croisant les pratiques d’archivages à celles de l’art contemporain, la Fondation arabe pour l’image aura surtout réussi le défi de penser à une archive du présent qui fera celle de demain.
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