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Lifestyle - Photo-roman

« On continuera à essayer jusqu’à ce que ce soit un garçon »

Qu’y a-t-il à réellement fêter ou célébrer, au Liban plus qu’ailleurs, en cette Journée internationale des droits de la femme ?

Photo Ayla Hibri

J’étais parti pour saluer bien bas l’initiative d’une marque libanaise qui, elle-même cornaquée par deux femmes et assurant un emploi à celles dans le besoin, lançait la semaine dernière, à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, une campagne de women empowerment. Elle invitait une poignée de femmes, toutes issues d’une classe sociale relativement éclairée et clairement privilégiée, à célébrer la descendance d’Ève sur les réseaux sociaux en posant avec une broche disant « Who runs the world ? Women of wonder  » (« Qui dirige le monde ? Des femmes extraordinaires »). C’est dans la formulation de ce slogan que le bât blesse. Revenons donc un instant sur l’essence de la cause des femmes. Si l’ONU a jugé essentiel de leur dédier une Journée, plus exactement à leurs (non-)droits, c’est justement parce que dans ce monde modelé pour et par des hommes, particulièrement ce pays qui demeure un fief machiste et patriarcal par excellence, elles sont bien loin d’en avoir pris les rênes.


Inégalité dès la naissance
Qu’y a-t-il donc réellement à célébrer en ce 8 mars, au Liban plus qu’ailleurs, où, comme l’ont si bien rappelé les colonnes de ce quotidien, les femmes bénéficient de moins de 60 % des droits octroyés à la gent masculine ? Vous avez dit fêter ? Alors fêtons. Fêtons celle qui, née après deux autres filles, portera sur ses maigres épaules, pour le restant de sa vie, l’indicible déception de son père, l’insoutenable culpabilité de sa mère et les chicanes marmonnées de la famille lorsque le gynécologue annoncera sans gêne: « C’est encore une fille ! » Combien de fois ai-je entendu : « On continuera à essayer jusqu’à ce que ce soit un garçon » ? Célébrons la gamine mise à l’écart dès ses premières années d’école, simplement parce que la nature l’a laissée pour compte, que son surpoids et son acné tenace l’excluent forcément, férocement du camp des fillettes bonnes à fréquenter. Célébrons l’adolescente qu’on attife à regret comme une petite dame et qu’on traîne chez des psychologues de pacotille simplement parce qu’elle se rêve ballon entre les mains, pénis entre les jambes. Célébrons celles qu’on continue à marier bien avant l’heure, et dont les criminels de parents considèrent que le corps est une propriété dispensée aux rayons débordants des filles à maquer.


« Madamté »
Célébrons la multitude de celles auxquelles on a barré le chemin d’études « faites pour les hommes », tant on a jugé vain de les éduquer à d’autres choses que les tâches domestiques. Fêtons donc toutes ces femmes assignées à leur foyer, retirées du monde et de la civilisation, où elles reproduisent l’insidieux schéma tyrannique du « Lève-toi chercher un verre d’eau à Ammo Tony », « Lève-toi chauffer le plat de ton frère Ali », « Lève-toi préparer le narguilé de ton père », sans qu’elles n’osent lever le ton, pendant que le mari, orteils en éventail, ignore parfois en quelle classe sont les petits. Lequel mari, quand il n’a pas les yeux rivés sur la poitrine d’à côté, l’embarquera, tel un trophée, à ses dîners de travail en prenant bien soin de la présenter en ces termes : « Voici madamté ! » La mienne, elle m’appartient. Célébrons cette femme de l’âge de ma mère que j’ai croisée l’autre soir sur la Corniche, se serrant les fesses et regardant le bout de ses baskets au passage d’une bande d’hommes qui l’avaient abordée et sifflée. « Taybé. J’ai envie de toi. » Ils avaient ri de sa frayeur.

Célébrons cette employée, sous-payée par rapport à ses collègues hommes, qui n’avait d’autre choix que celui d’accepter des mains baladeuses, seulement de peur de perdre son emploi, et surtout parce que personne ne l’appuiera, en viendrait-elle à porter plainte. Oui, célébrons celle qu’on traite de pute, qu’on menace en lui faisant croire qu’« aucun homme ne voudra plus de toi, parce que tu te donnes facilement » quand elle choisit de disposer librement de son intimité, alors même que ses homologues masculins, ceux qui consomment le corps des femmes comme une matière jetable, sont glorifiés sur l’autel des vrais hommes. Fêtons celle qui ne sait pas se tenir en boîte de nuit et qu’on confronte à celui qui sait s’amuser et faire la fête, la nymphomane au gaillard qui a un faible pour les top models, la vieille fille opposée au célibataire endurci, l’imbaisable au type qui a préféré se consacrer à sa carrière, la mère indigne qui délaisse ses enfants au père qui s’absente pour travailler, tout bêtement. Célébrons toutes celles, plus ou moins jeunes, à qui les réseaux sociaux, je pense notamment aux blogueuses, ne trouvent rien d’autre à offrir que l’idéal d’une femme sensuelle mais pas vulgaire, joyeusement mariée mais pas effacée, bien attifée mais pas trop dénudée, en bonne forme mais pas obsédée par les calories, demeurant éternellement jeune sans avoir à passer sous un bistouri. Maman épanouie mais pas contrariée par le fardeau de la maternité, imparable fée du logis mais patronne de ses bonnes, cultivée mais indéfiniment « inspirée » par un mari. L’idéal d’une femme qui n’existe pas. Fêtons celles qui ont dû, bon gré, mal gré, céder à la tentation de s’affamer, de porter des tenues incommodantes, des chaussures qui encombrent, de se faire vider la cellulite ou remplir la poitrine, craignant de se faire rejeter du marché des filles comme il le faut.

Célébrons, pour finir, celles à qui l’on pose invariablement la même question : « Tu n’as pas d’enfants ? » et qu’on juge inutiles si elles s’évertuent à répondre non. Celles qui abritent en silence des violences conjugales, des insultes et des reproches, des enfants arrachés par des tribunaux pilotés par des hommes, des pensions alimentaires rédhibitoires, des rêves avortés et des vœux brimés. Ce sont elles, les véritables women of wonder auxquelles, les 8 mars, il conviendrait de penser. Pour lesquelles il faudrait se battre. Et pas (encore) fêter.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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J’étais parti pour saluer bien bas l’initiative d’une marque libanaise qui, elle-même cornaquée par deux femmes et assurant un emploi à celles dans le besoin, lançait la semaine dernière, à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, une campagne de women empowerment. Elle invitait une poignée de femmes, toutes issues d’une classe sociale relativement...

commentaires (2)

Sinon tu seras un homme , ma fille !

FRIK-A-FRAK

17 h 03, le 11 mars 2019

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Commentaires (2)

  • Sinon tu seras un homme , ma fille !

    FRIK-A-FRAK

    17 h 03, le 11 mars 2019

  • Merci pour ce texte illuminant. Arrêtons de nous prendre pour une société éclairée et travaillons pour le devenir. Comme Libanais,nous avons toujours comparé la minorité ultra-éduquée de notre pays au reste du monde. Les ‘tout le monde parle trois langues”, “les femmes sont émancipées chez nous”, etc. Revenons sur terre.

    Michael

    15 h 07, le 11 mars 2019

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