Chère Raya el-Hassan,
C’est N., de Paris, qui m’a envoyé votre excellente entrevue avec Euronews où vous prononciez cette désormais légendaire phrase, souhaitant « ouvrir une porte au dialogue pour réguler le mariage civil facultatif au Liban. » N. avait titré son e-mail « Une avancée pour vous ! », tant elle avait l’habitude d’effeuiller dans la presse étrangère les (mauvaises) nouvelles de notre pays qui fait désespérément mine grise. Si j’ai tenu à vous écrire aujourd’hui, si mes doigts, Madame la Ministre, depuis vendredi dernier, s’impatientent à l’idée de vous adresser ces quelques lignes, ce n’est pas seulement pour saluer votre si nécessaire proposition, mais aussi et surtout pour louer votre courage qui, j’espère, nous conduira à pousser le dialogue un peu loin et réévaluer l’institution du mariage qu’on nous préconise comme la finalité ultime d’une existence.
Comme papa et maman
Je me rappelle que lors d’un matin ronronnant en classe de primaire, la maîtresse avait tenté de nous distraire avec un exercice sommaire et amusant : « Que chacun, à tour de rôle, se lève et me dise c’est quoi son rêve d’avenir. » N’avait-elle pas terminé de donner les consignes que mes camarades, six ans à tout casser, se bousculaient déjà au pied de l’estrade. Quand les garçons, dont la masculinité primaire se réveillait tout d’un coup, fanfaronnaient en chœur : « Je veux une belle maison, une belle voiture, un beau chien, une belle femme et une belle famille », les filles, de leur côté, s’accordaient pour rajouter : « Je veux être comme maman, me marier et avoir des enfants. » Nous n’avions pas commencé à déchiffrer la si fragile et éphémère innocence de l’enfance que nous voulions dès lors, et à tout prix, nous projeter dans la vie de nos parents. Tout cela n’était que la résultante de notre éducation à la maison, là où trônaient inévitablement, tels de suprêmes trophées, les photos de mariage de la famille. Aux garçons, on racontait le terrain dont ils hériteront pour y bâtir un foyer, en devenir le rab el-manzil (le maître du domicile), comme on dit ici, et ainsi assurer la descendance, pendant que les filles s’entraînaient sur leurs puériles poupées à devenir d’irréprochables fées du logis. J’observais, interloqué, mes copines et cousines, très tôt, trop tôt, apprendre à langer, nourrir, coiffer, habiller, préparer le thé et le goûter, doucher et mettre au lit leurs petites créatures plastiques à la chevelure de soie, auxquelles elles s’amusaient à choisir des prénoms.
« Jouer à mariage »
Celles-ci grandiraient forcément en pâmoison face aux mariages royaux de ce monde qu’on leur miroitait comme un Graal fait de taffetas et de paillettes. Au creux de leurs journaux intimes, elles organisaient inlassablement ce qu’on leur avait toute leur enfance vendu comme le plus beau jour de la vie d’une femme. Se rêvaient déjà prolongées par une longue traîne princesses constellées de Swarovski, conduites par un papa altier vers l’autel où s’alignerait une foultitude d’évêques tout d’or vêtus pour l’occasion. Je me souviens d’ailleurs qu’à l’adolescence, au cours de mes étés à Baabdate, on se retrouvait entre copains pour jouer à mariage. Absurdité de l’idée. Sous le regard presque ému des mamans, on improvisait de véritables cérémonies avec ce qui nous tombait sous la main en bouts de tissu, bougies et fleurs des champs.
Aujourd’hui, je vous écris, Madame la Ministre, alors que j’assiste à la réalisation de ces chimères, comptant, un à un, mes amis qui reproduisent le schéma de leurs parents dont la plupart se déchirent pourtant devant des tribunaux religieux où la femme est éternellement mauvaise et l’homme toujours gagnant. Je vous écris, Mme Hassan, parce que j’en ai marre de ce nefrah mennak avec lequel on me bassine les oreilles à chaque fois que je me retrouve dans une cérémonie de mariage, moi, ce misérable sous-homme qui, s’il faut croire ce que j’entends, mourra seul et donc malheureux. Parce que j’en ai ras le bol de cette pernicieuse expression qui dit sans le dire que le bonheur ne peut se jouer ailleurs que dans un couple à l’amour scellé par une alliance et une figure religieuse. Je vous écris au nom de ceux qui aspirent à d’autres célébrations que celles, à plusieurs centaines de milliers de dollars, cornaquées par un prêtre, un mufti et un wedding planner, filmées par des drones, parsemées de riz ou de pétales de rose, autour d’un welcome drink, d’une first dance, de tables qui portent des noms de fleurs sauvages, puis couronnées par un gâteau en carton-pâte autour duquel vibrionne une troupe de dabké ou de chanteurs sud-américains.
Je vous écris au nom de ceux qui préféreraient se mettre la bague au doigt, seuls, en tongs et maillot de bain, sur une plage du Sud, sur une piste de ski, dans une boîte de nuit, dans un restaurant de montagne ou, rêvons un peu, face à un moukhtar dans le village de leur enfance. Au nom de ceux qui aimeraient que les unions mélangent les confessions plutôt que les fortunes. Au nom, aussi, de ceux et celles qui se fichent comme de l’an 40 de finir vieux garçons et vieilles filles simplement parce qu’ils ont le courage d’admettre qu’ils et elles ne possèdent par le mode d’emploi pour être femme (homme) de ou mère (père) de. Je vous écris, pour finir, au nom de ceux qui, comme moi, sans doute parce qu’ils viennent de familles déchirées et humiliées par des tribunaux religieux, prôneraient, à l’heure du mariage pour tous, le non-mariage pour tous. Et en leurs noms, Mme Hassan, je vous remercie.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
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J'ajouterai à cette note très intéressante ; au nom.de tous les libanais, humains, concernés par l'avenir et non les traditions vides de tout sens. Merci
00 h 02, le 26 février 2019