Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

Lettre à toi, mon petit, qui reviens pour les vacances

À quelques jours de son retour au bercail, une maman libanaise écrit à son fils pour lui raconter l’attente qui précède son arrivée.


Photo G.K.

La dernière fois que je t’ai écrit, vraiment écrit, remonte à septembre. C’était dans ces mêmes pages, alors que tu t’apprêtais à t’en aller faire tes armes, et tes ailes, aux États-Unis. Depuis, je coche religieusement les cases de mon calendrier, croyant faire disparaître ces dates desquelles tu es absent. Ces dérisoires petites croix de prisonnière au pays des parents orphelins, au pays des mamans amputées d’une partie d’elles-mêmes, qui se chargent de tenir ta promesse, quand tu m’avais affectueusement tapoté la joue mouillée en disant : « Maman, quatre mois, ça passe en un claquement de doigts. » Et voilà que nous y sommes, tu avais bien raison, c’est passé en un claquement de doigts.


J’ai tout prévu
Vois-tu, pour ton retour, j’ai tout prévu, planifié, organisé, répertorié au creux de mon moleskine. Les visites chez le pédiatre et le dermatologue, le rendez-vous bisannuel chez le dentiste et un passage obligé chez le coiffeur car je n’ose même pas imaginer l’état de ta tignasse. À la station-service où j’ai fait vérifier l’état de ta voiture, l’huile, l’eau et les pneus, les pompistes égyptiens se sont rués vers moi pour prendre de tes nouvelles. À Micho le boucher et Zouzou l’épicier qui, à la vue de mon caddie, ont dû croire que je faisais des provisions pour une troisième guerre mondiale, j’ai fièrement brandi mon iPhone et fait patienter les gens debout en file, derrière moi, pour leur montrer ta photo, celle du jour où tu as prononcé un discours en présence de Michelle Obama. Malaké qui t’a vu grandir est passée me donner un coup de main à la cuisine. Le reste de l’année, les fourneaux ne s’allumaient plus que très peu, on surveille notre régime, et ça c’est quand ton père et moi nous ne sommes pas au club, au cinéma, dans une université pour parents qui cherchent à se distraire ou en voyage éducatif. On s’occupe comme on peut. Avant de partir, elle m’a aidée à décorer le sapin puis à changer tes draps de lit. Comme tu le sais, je n’ose plus vraiment m’aventurer dans ta chambre le reste de l’année, sur ce terrain miné de souvenirs de toi et où gisent dans le sol des fossiles de ton enfance que j’ai naïvement pensé prolonger jusqu’à ton départ.


Dis, quand reviendras-tu ?
Tout à l’heure, je me rendrai à l’aéroport, deux heures avant ton arrivée, malgré les moqueries de ton père, qu’à cela ne tienne. Avec ces embouteillages monstres, on ne sait jamais. Avant cela, j’irai chez le coiffeur, mes doigts porteront des bijoux sortis pour l’occasion, je serai sur mon trente et un, et tu me reconnaîtras à un ballon qui s’accrochera à ma main moite. Tu sais, c’est pour toi que j’ai conservé le sens de la fête, pour toi que je ravale la façade et avale mes amertumes envers ce pays qui t’a arraché à moi, à nous, pour toi que je m’efforce à rester jeune et belle, comme pour conjurer le sort de ton exil. Peut-être était-ce d’ailleurs cela le destin des mères libanaises : un « dis, quand reviendras-tu ? » , un cycle infernal de séparations puis de retrouvailles en tentant d’arrêter le temps, entre-temps. Tu sortiras enfin, dans une foule d’expats comme toi attendus par des Pénélope de mère, comme moi. Empêtré dans ton jet lag et tes vêtements mal repassés, tu nous reviendras, au bout d’une longue attente, dépassé par un pays auquel tu appartiens déjà de moins en moins, et je me retiendrai de ne pas t’étouffer avec mon trop-plein d’amour, de te gaver de To2borné qui jaillissent sans que je ne puisse les endiguer. Tu es un homme désormais, je dois bien me tenir, penserai-je, en me faisant mal avec mon propre sourire de circonstance, tendu comme un beau masque. Je ne réussirai pourtant pas à te lâcher la paume, ne m’en veux pas, et je te tâterai le front, m’assurant que tu vas bien, que tu es bien là, toi plus vraiment toi. Une fois à la maison, après une douche dont le maigre jet, désormais tellement absurde pour ta vie civilisée qu’il t’irritera profondément, je dresserai la table, il te faut des vitamines, tu es tout blême, toi qui te nourris exclusivement au rayon surgelé de Tesco. Le téléphone n’arrêtera pas de sonner, « C’est téta qui veut te parler », « Fais un effort, parle à ton grand-père », « Tiens, prends, c’est tante Nadia. » Ton père me fera du pied, sous la table, quand j’égrénerai mes ordres de maman poule revenue à la charge : « Conduis prudemment, les gens sont fous », « Ne bois pas trop », « Tu me tiens au courant de tes déplacements. » Et tu riposteras d’un calme que je ne te soupçonnais pas : « Maman, comment je faisais là-bas, quand tu n’étais pas là ? » Je ne voudrai rien entendre, j’oublierai ton âge, ton là-bas, mes je n’y suis pas. Et alors que tes copains tintinnabuleront sur ton iPhone, s’apprêtant à t’emmener au bout de la nuit, je croirai faire resurgir l’enfant qui jadis m’appartenait. Je croirai t’avoir retrouvé, regagné, en sachant pertinemment que même si tu es là, tu ne (me) reviendras pas…


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


Dans la même rubrique

Sous le sapin, seule, avec son ami imaginaire...

« Et puis je tombe sur d’autres blogueuses, comme moi, que je ne peux pas voir en peinture... »

Et dire qu’on le traitait de « ballou3a »...

« Arrangez votre maison, restez coquette, séduisez votre mari et fermez les yeux sur ses égarements »

De mon estrade, quarante paires d’yeux braqués sur moi

Du « ghazl el-banet » pour un petit garçon


La dernière fois que je t’ai écrit, vraiment écrit, remonte à septembre. C’était dans ces mêmes pages, alors que tu t’apprêtais à t’en aller faire tes armes, et tes ailes, aux États-Unis. Depuis, je coche religieusement les cases de mon calendrier, croyant faire disparaître ces dates desquelles tu es absent. Ces dérisoires petites croix de prisonnière au pays des parents...

commentaires (3)

Pourquoi à chaque fois qu'un papier est rédigé à ce sujet, ça s'adresse toujours à un garçon? Effet de Yo2bor emmo ? Lol Ceci dit, G.Khoury réussit sans cesse son exploit de haute voltige émotionnelle sans larmoiements inutiles, voire avec le sourire :)

Tina Chamoun

12 h 13, le 26 décembre 2018

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Pourquoi à chaque fois qu'un papier est rédigé à ce sujet, ça s'adresse toujours à un garçon? Effet de Yo2bor emmo ? Lol Ceci dit, G.Khoury réussit sans cesse son exploit de haute voltige émotionnelle sans larmoiements inutiles, voire avec le sourire :)

    Tina Chamoun

    12 h 13, le 26 décembre 2018

  • Tu parles de vacances... C'est un tour opérator la maman ! Un peu beaucoup étouffante. Courage! Dans 15 jours c'est fini!! Bonnes fêtes à tous les deux quand même...Et a la tatie et à la mamie et la sœur de la voisine!Et au quartier et au dermato!

    Isabelle jourdan

    00 h 21, le 26 décembre 2018

  • Trop fort. Joyeux Noel à tous et specialement à toutes les mamans et tous les enfants qui quittent si vite la petite enfance...

    Nadine Naccache

    09 h 20, le 25 décembre 2018

Retour en haut