En se posant en champion de la lutte contre la corruption dans sa démarche auprès de la justice pour enquêter sur des irrégularités comptables commises par de précédents gouvernements, le Hezbollah a ainsi « emprunté » au Courant patriotique libre l’un de ses dossiers favoris. La campagne orchestrée par le parti chiite contre tous ceux qui auraient manipulé les comptes et détourné des fonds publics durant la période allant de 1993 à 2012 et visant implicitement l’ancien ministre et chef de gouvernement Fouad Siniora était, rappelons-le, le dossier de prédilection des aounistes.
Pendant près d’une décennie, ces derniers en avaient fait leur cheval de bataille dans un contexte de confrontation politique avec le courant du Futur, dont M. Siniora est l’une des figures de proue. Ayant présidé depuis 2005 la commission parlementaire des Finances, le député aouniste Ibrahim Kanaan avait fait de la lutte contre la corruption son sujet favori, mettant en avant le souci de sa formation de « dévoiler les lacunes dans les affaires des finances et de la comptabilité publique », comme il l’a d’ailleurs rappelé durant sa campagne électorale lors des législatives de mai dernier. L’apogée de cette campagne, destinée selon ses auteurs à assainir la comptabilité publique, avait toutefois culminé en 2013, lorsque le CPL a publié Le quitus impossible, un brûlot contre le haririsme dans lequel sont énumérées ce que le parti considère comme des preuves de corruption des gouvernements libanais de 1992 à 2009. C’est alors qu’a été révélée en public la célèbre affaire des onze milliards de dollars dépensés par les gouvernements Siniora entre 2006 et 2009, années où le budget n’avait pas été voté, tout comme celles qui suivront jusqu’en 2017.
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On se souvient des débats houleux qui avaient animé les Conseils des ministres à l’époque du gouvernement Mikati (2011-2013), lorsque les aounistes ont bataillé pour empêcher que le dossier des onze milliards prenne le chemin d’une légalisation – et donc d’un quitus – à la Chambre. Lors d’une réunion tenue en mars 2012, M. Kanaan avait affirmé que l’affaire devait aller devant la Cour des comptes, et qu’il n’y avait plus d’arrangements possibles. « Depuis le début, notre position au sein du bloc était claire pour ce qui est du refus de tout compromis » politique autour de cette affaire, devait alors déclarer le député.
Durant cette période et jusqu’à ce que l’affaire éclate de nouveau au grand jour avec les révélations faites lundi dernier par Hassan Fadlallah, député du Hezbollah, la commission parlementaire des Finances, toujours sous la présidence de M. Kanaan, avait refusé d’approuver les bilans de clôture (des comptes budgétaires) et les projets de budget avant que les comptes publics (incluant les comptes du Trésor) de 1993 à 2015 ne soient publiés.
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Le CPL bat en retraite
Maintenant que la reconstitution de tous les comptes de l’État depuis 1993 vient d’être finalisée par le ministère des Finances, c’est le Hezbollah qui s’est jeté sur l’opportunité pour s’approprier cette bataille. Or, depuis la conférence de presse tenue par M. Fadlallah, au cours de laquelle le député a dénoncé un « chaos organisé et voulu », ainsi que la « disparition voulue de sommes importantes », on constate que le CPL observe le mutisme le plus total.
Selon une source informée, c’est depuis 2016, l’année de la gestation du compromis présidentiel entre le CPL et les haririens qui a permis l’accès de Michel Aoun à la présidence, que le CPL a cessé ou du moins tempéré son matraquage médiatique autour des onze milliards. C’est désormais au Hezbollah de prendre le relais des accusations lancées contre le camp haririen, le CPL s’étant rabattu sur des dossiers de corruption allant dans d’autres directions politiques, comme notamment la question des embauches « abusives » effectuées dans la fonction publique depuis août 2017, visant principalement le ministère de l’Éducation, aux mains ces dernières années des joumblattistes.
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Pour Karim Bitar, politologue, l’attitude pour le moins réservée du CPL vis-à-vis de la campagne lancée par le Hezbollah sur son ancien terrain « illustre encore une fois les discordances de plus en plus claires » entre les deux partis. Dans une tentative de sauvegarder son entente politique avec le Premier ministre, Saad Hariri, et de ménager un exécutif dont la réussite est concomitante de celle du sexennat dans son ensemble, le CPL semble vouloir laisser faire le Hezbollah sans le soutenir, s’épargnant ainsi une confrontation directe avec son partenaire du Futur.
« L’accord entre Saad Hariri et Michel Aoun a contraint le CPL à mettre en sourdine toutes ses attaques sur le dossier de la corruption dont il a fait son miel pendant une dizaine d’années », commente M. Bitar. En même temps, « le Hezbollah voit s’ouvrir devant lui un boulevard sur ces questions qui lui permettent de répliquer sur un autre terrain que celui où il est en proie à des accusations autour de son arsenal militaire et l’interventionnisme en Syrie ». Comme on le répète à l’envi dans les milieux du parti chiite, ce dernier, désormais libéré de sa besogne militaire dans la région, a effectué un repli stratégique vers l’intérieur qu’il compte conquérir à coups de lutte contre la corruption en redorant son blason auprès de sa base électorale notamment.
Un investissement dont il espère sortir gagnant. En s’attaquant à un dossier qui préoccupe au plus haut point l’opinion publique, la protection des deniers de l’État, le Hezbollah chercherait ainsi à faire miroiter auprès de sa base notamment l’image d’un parti aux « mains propres », résolu à décrasser le système et à assainir les finances. Craignant par ailleurs qu’un règlement politique dans la région ne se fasse à ses dépens, il chercherait ainsi à se constituer une carapace à l’intérieur.
Sauf que, note M. Bitar, les bases populaires respectives du Hezbollah et du CPL ne sont pas dupes. « Les sympathisants du général Aoun s’étonnent de le voir depuis deux ans passer outre ou oublier ces dossiers qu’il portait préalablement. Idem parmi le public du Hezbollah qui n’est pas plus persuadé que le tandem chiite est à même de lutter contre la corruption ».
Selon M. Bitar, il y a désormais une prise de conscience que ce fléau, « dont personne n’a le monopole », est endémique et que la réponse à la corruption ne peut être que structurelle. « Malheureusement nous en sommes encore à des effets d’annonce et à des instrumentalisations politiques de ce dossier plutôt que de s’attaquer à la racine du mal », conclut le politologue.
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commentaires (8)
C'est le combat des coqs dans la cour des miracles!
Pierre Hadjigeorgiou
08 h 41, le 04 mars 2019