La liberté d'expression peut coûter, à ceux qui la défendent, d'être traduits en justice par des obscurantistes. Quatre journalistes, Dima Sadek (LBCI), Nadim Koteiche (Future TV), Omar Harkous (habitant à Dubaï) et Waël Ladiki (photographe international) en font actuellement l’amère expérience du fait qu’ils ont reproduit sur leur compte Twitter une caricature publiée dans l’hebdomadaire français Courrier international (7 février), qu’a censurée la semaine dernière la Sûreté générale (SG). La caricature représente le guide suprême de la République islamique iranienne, Ali Khamenei, coiffé d’un turban qui laisse échapper des éclairs atteignant des manifestants. Le bureau de la SG avait motivé sa mesure en affirmant que le dessin « porte atteinte à une haute personnalité religieuse qu’appuient un grand nombre de Libanais, et pourrait également nuire aux relations libano-iraniennes ».
Loin de se laisser intimider par l’image recouverte d’autocollants dans les pages de l’hebdomadaire, les quatre journalistes se sont dépêchés de partager ladite caricature sur les réseaux sociaux, estimant que la liberté de la presse et la liberté d’opinion constituent des droits fondamentaux et sacrés.
Mais Fadi Hodroj, un activiste de confession chiite, a déposé mardi une plainte contre eux auprès du parquet d’appel de Nabatiyé (Liban-Sud), s’appuyant notamment sur l’article 474 du code pénal, qui punit de trois à six ans de prison l’auteur d’une insulte publique contre la religion. Sur son compte Twitter, il affirme que « la diffusion d’un tel dessin est une provocation portant atteinte aux croyances et références religieuses », accusant les journalistes de « susciter des dissensions confessionnelles ».
Menaces haineuses
Pour Dima Sadek, « la bataille pour la liberté d’opinion est la bataille la plus noble. Et si le prix à payer est de recevoir quelques insultes, ce n’est rien ». « Nous ne laisserons rien passer », a-t-elle tweeté.
Quant à Nadim Koteich, il a appelé les internautes à partager en nombre la caricature incriminée. « Si vous êtes contre la censure, partagez cette photo. Sont-ils en mesure de poursuivre tout le monde ? » De nombreux activistes et journalistes ne se sont pas fait prier, exprimant leur solidarité en diffusant et en retweettant par milliers la caricature controversée. Certains l’ont accompagnée de commentaires tels que « la liberté d’expression est au-dessus de toute considération », estimant notamment que la répression « viole le préambule de la Constitution qui consacre le respect des conventions internationales liées aux droits civils et politiques ». Ce qui n’a pas eu l’heur de plaire à d'autres, lesquels ont déferlé sur la Toile une multitude de menaces et insultes gorgées de haine.
L’Orient-Le Jour a essayé d’entrer en contact avec Mme Sadek, mais sans succès.
Quant à Nadim Koteiche, joint par L’OLJ, il explique sa démarche de demander aux internautes de partager la caricature, comme « un moyen de pousser la Sûreté générale à changer la méthode d’interdiction », évoquant au passage la politique du deux poids, deux mesures. « Aucune publication n’a été censurée à l’occasion de l’affaire du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, bien que le prince héritier saoudien, Mohammad ben Selmane, a été attaqué de front par tous les journaux locaux et étrangers ». Mais Ali Khamenei étant une personnalité religieuse, le caricaturer est-il une insulte à la religion ? La réponse de M. Koteiche fuse aussitôt via deux questions : « Qui a dit que les hommes religieux sont au-dessus de toute critique ? Qui leur a accordé cette immunité ? » « D’ailleurs, le guide suprême iranien est un homme politique qui gouverne un État en prenant des décisions politiques, militaires, et financières », observe-t-il. Et de noter que « la République islamique d’Iran est une théocratie », avant de s’interroger : « Est-ce une raison pour que nul ne puisse critiquer son gouvernement ? »
Déterminé, le journaliste de Future TV affirme qu’il compte « mener la bataille des libertés jusqu’au bout ». « Nous avons le droit de vivre dans un climat de liberté », lâche-t-il.
Joint au téléphone à Dubaï, Omar Harkous estime dans le même esprit que « les gens ont droit à la liberté », notant que « la censure est inacceptable, d’autant que nous vivons à une époque où tout le monde a connaissance de tout ». « Je m’oppose à la logique de la suppression d’une image », déclare M. Harkous, suggérant l’alternative de « protester contre cette image et (de) la critiquer ». Le journaliste se demande pourquoi, parmi les milliers d’internautes qui ont partagé la photo de Ali Khamenei, il se trouve parmi les quelques personnes qui font l’objet d’un recours. « La plainte relève d’une vengeance politique », se donne-t-il comme réponse, indiquant qu’il s’est expatrié parce qu’il se sentait menacé en raison de ses opinions politiques.
Omar Harkous et Nadim Koteiche affirment l’un et l’autre qu’ils n’ont pas été notifiés de la plainte déposée devant le parquet de Nabatiyé. Le premier indique qu’il en a pris connaissance par des amis qui lui ont fait parvenir une information, publiée en ce sens par l’Agence nationale d’information (ANI, officielle). Il affirme en outre avoir vu sur les réseaux sociaux la première page de ladite plainte, diffusée par son auteur.
Pour M. Koteiche, « s’il est certain que toute personne qui s’estime lésée par un acte est en droit d’intenter une action à l’encontre de son auteur, il n’en demeure pas moins que le procureur général près la cour d’appel de Nabatiyé aurait dû rejeter la plainte de M. Hodroj pour incompétence territoriale ». Le journaliste a signifié par là que, résidant à Beyrouth, c’est à Beyrouth que la plainte aurait dû être déposée.
Axant sa réflexion sur le principe de la validité du recours en justice exercé à l’encontre des journalistes, Hassan Rifaat, professeur de droit, affirme à L’OLJ que ce recours est « conforme aux fondements des libertés ». « Que l’on soit d’accord ou non sur le contenu de la plainte, c’est à la justice de trancher, soit en condamnant, soit en disculpant les accusés », explique-t-il. « Une plainte judiciaire est d’ailleurs bien moins dangereuse qu’une convocation faite par les services sécuritaires », estime M. Rifaat soulignant que « la magistrature est la gardienne des libertés et la garantie des droits fondamentaux ».
(Pour mémoire : La SG frappe à nouveau : « Courrier international » censuré)
Sauvegarder l’ordre public
Au contraire, Me Akram Azoury, pénaliste, va à l’encontre du principe de recevabilité d’une plainte présentée par une personne privée contre les journalistes. Il soutient qu’« une personne privée ne peut se considérer comme ayant subi un préjudice personnel du fait de la publication de la caricature ». « La constitution de partie civile n’est pas valable dans ce cas », juge-t-il, estimant qu’« une telle affaire relève du parquet, qui peut engager des poursuites s’il considère qu’une décision d’une autorité administrative, en l’occurrence la Sûreté générale, a été violée ». À son avis, « si, le cas échéant, les journalistes sont interrogés, ils pourraient se défendre en affirmant qu’il ne s’agit pas d’une violation puisque la jurisprudence libanaise n’assimile pas les réseaux sociaux aux journaux et autres supports médiatiques, les considérant comme accessibles seulement aux amis et connaissances ».
Interrogé sur le point de savoir si la censure opérée par la Sûreté générale ne constitue pas une violation de la liberté d’opinion, Me Azoury estime qu’il faut plutôt voir dans cette mesure « une volonté de prévenir des troubles de l’ordre public ». « La SG a probablement considéré que la publication du dessin aurait entraîné des troubles causés par une partie des Libanais qui se seraient sentis offensés et qui auraient manifesté », explicite-t-il, notant à cet égard que la SG a procédé à « une sauvegarde préventive de l’ordre public ».
Pour ce qui est de la caricature elle-même, Me Azoury affirme que « l’auteur du dessin fait une simple évaluation politique du chef suprême en montrant que celui-ci ne tolère pas la liberté de manifester contre le pouvoir ». « La caricature critique les actions de Khamenei en tant que chef d’État et ne fustige pas sa foi », ajoute l’avocat, jugeant ainsi qu’« elle ne constitue pas une atteinte à la religion ».
« Stop aux interdits »
Ayman Mhanna, directeur de SKeyes (Fondation Samir Kassir pour la liberté de la presse et de la culture), est lui aussi catégorique : « Aucune liberté n’a été enfreinte par la caricature. » Il demande, à l’appui, « de nommer une seule personne qui n’a pas pu pratiquer sa religion à cause de ce dessin ». M. Mhanna fait une distinction entre « offense » et « atteinte à la liberté de l’autre ». Pour lui, « les gens ont le droit de caricaturer, parce que le droit à ne pas être offensé n’existe pas ; mais personne ne peut interdire à autrui de pratiquer sa religion et ses croyances, ce qui n’est pas le cas en l’espèce ». Signalant que « Skeyes a reproduit la publication incriminée », M. Mhanna indique qu’« il faut arrêter de capituler contre les obscurantistes ». Il s’indigne contre « l’idée de créer en continu de nouveaux interdits et de dessiner de nouvelles lignes rouges ». « Khomeyni est un leader politique qui a mené une révolution et renversé un régime politique », note-t-il, soulignant que « si son idéologie politique se base sur la religion, cela ne fait pas de lui une personne intouchable ». « Et puis, qui donc a décidé que des personnalités religieuses ne peuvent être caricaturées ? » s’exclame-t-il, rejoignant ainsi Nadim Koteiche dans son refus de garder les hommes religieux à l’abri des critiques.
En fait, il semble que nos émminences veulent penser pour nous. Ils nous estiment incapables de jugement critique et veulent nous protéger des subversions du monde libre. Mille fois merci à eux!
18 h 25, le 21 février 2019