Tout doucement, sans faire de bruit. Il y a toujours eu les différends politiques. Les conflits familiaux. Depuis de longues années, il y a la situation. Pas les événements de 75 seulement, ni les différents exodes vers l’Amérique latine. Non, la situation économique, sociale et politique depuis quelques (longues) années a poussé les jeunes et parfois les moins jeunes à s’en aller. En France, en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne, à Dubaï, aux États-Unis… partout où l’herbe est plus verte.
Le Liban sépare ceux qui s’aiment. Des parents et leur fils (souvent les fils), un frère et une sœur, un mari et sa femme. Des cousins, des neveux. Chaque famille a au moins un membre qui vit dehors. Un(e) expat que l’on ne voit qu’une à deux fois par an, si tout va bien. Parce que trop loin, parce que trop cher. Il y a ceux qui sont partis faire leurs études, un master et ne sont jamais revenus. On ne les aurait pas laissés d’ailleurs. À quoi bon. Ces départs-là ne sont généralement pas choisis. Ils sont imposés. Parce que ici, plus rien ne va. Rentrer au pays n’est quasiment plus une option.
Et nos vies ne sont plus les mêmes. On grandit séparément. On vieillit loin l’un de l’autre. On parle une autre langue. Et on remercie la technologie, Facetime, de nous permettre de voir les rides de sa mère, la première dent de son neveu. Ce petit neveu presque virtuel à qui l’on consacre quelques heures quand on (re)vient à Beyrouth. Qu’on vient y passer les fêtes. Un déjeuner à l’Entrecôte entre deux soirées et des allers-retours entre ses tantes et ses cousins. Une fois par an. On ne se voit plus qu’une fois par an.
Le Liban sépare ceux qui s’aiment et il s’en fout. Il s’en fout qu’on crève de douleur quand ils reprennent le chemin de l’aéroport. Qu’on ne supporte plus les au revoir. Qu’on ne sait jamais quand les années sont passées, si ce sera un adieu. Il s’en fout de l’avenir de nos enfants. Déjà qu’il s’en fout de leur présent. Il se fout du passé de leurs parents qui passaient des heures à attendre que la ligne arrive pour pouvoir parler à ceux qui avaient eu la chance de connaître l’exil pendant ces putains d’événements. Ces parents et grands-parents avec qui on n’a pas pu passer les Noëls qu’on aurait voulus. Pas pu fêter la fin du Eid. Ces proches qui ont vécu une autre vie que la nôtre. Certains d’entre nous sont rentrés par culpabilité. Par envie aussi. L’envie de partager un avenir à l’horizon plus clair. Horizon qui une fois de plus s’est assombri. Et ceux-là qui avaient fait le pari de la reconstruction de l’après-guerre sont soit repartis, soit restés. Et à leur tour, ils se séparent de ceux qu’ils aiment. Parce qu’ils ont (re)fait leur vie au Liban et que leur progéniture l’a faite ailleurs.
On se marie, on fonde une famille. On fait des enfants, on les élève. On les berce, on les borde. On leur apprend à marcher, à parler, à manger. On les réconforte, on les soutient. On les pousse à faire des études. À aller plus loin. Et loin, ils finissent par s’en aller. Et loin, on leur demande de rester. La Seine est devenue leur rivière. Le 15e arrondissement, leur quartier. La côte atlantique, leur Corniche. Leurs chambres sont vides toute l’année. Elles les attendent pour les accueillir une semaine, deux tout au plus. Et elles se revident laissant sur les murs les posters jaunis de leur adolescence. Et là entre deux coups de Skype, on finit par regretter leurs chaussettes qui traînaient dans la TV Room qu’ils squattaient avec leurs amis. Partis eux aussi. Sauf un. Un téméraire, qu’on voit de temps en temps pour retrouver l’odeur de son fils ou de son frère. On aurait pu vieillir ensemble sur les bancs de cette foutue Corniche. Se promener avec nos enfants respectifs. Mais non. On aurait pu, mais on ne le fera pas.Le Liban sépare ceux qui s’aiment. Et il continuera à le faire. De plus en plus. Mois après mois, on voit partir des amis. On les voit fermer boutique. Vendre leur maison. On regarde nos enfants grandir en sachant que leur départ est proche. Et il est là, l’un des plus grands crimes de nos dirigeants. Ils nous polluent, nous volent. Et nous arrachent nos enfants.
Superbe et si vrai. Merci Médéa.
05 h 55, le 23 août 2024