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Lifestyle - Photo-roman

La statuette de Takla et mon « jabal nar »

Souvenirs de la fête de l’Assomption, ici au Liban, où l’on appartient à une paroisse comme d’autres viennent d’un village...

Photo G.K.

Je suis né en 1990. À l’image du pays de l’époque dont les morts, comme les acrimonies, n’étaient pas encore enterrés, j’ai poussé de guingois au cœur d’un tissu social rongé par un fanatisme qui creusait des cratères bien plus profonds que ceux de 15 ans d’obus. Quand mon éducation catholique remâchait à outrance « acceptation de l’autre, et amour et tolérance », la notion de religion telle que les gens autour l’entendaient, c’est-à-dire comme une frontière, un bouclier protecteur, un critère de jugement ou de jumelage, était pour moi un mystère. D’ailleurs, un matin que nous récitions à l’unisson un Je Vous salue Marie, un camarade de classe me dit : « Tu vois, M. se tait quand on prie. M. est musulman, M. ne doit pas être notre ami. »

« Choisir de croire »
Bien qu’ayant compris, du haut de mes 10 ans, que mon camarade avait hérité cette peur de l’autre de ses parents, qui l’avaient eux-mêmes héritée de leurs parents, cette remarque amère m’était restée en travers de la gorge. Je ne comprenais guère qu’un détail de nos cartes d’identité, druze, maronite, sunnite, chiite ou orthodoxe – d’ailleurs pourquoi le mentionner ? – soit une raison valable pour stigmatiser l’autre, quand bien même cet autre se trouve être notre voisin de banc de classe, notre ami. Je ne voulais pas m’y faire. Si bien qu’en émergeant de l’enfance, à l’âge de la raison, comme grand nombre de mes congénères, il m’a fallu vomir le confessionnalisme dont j’étais tout enduit, dénoncer ces doctrines fuligineuses, tirer un trait sur ma propre religion. « Je ne veux plus entendre parler de tout ça », assénais-je de toutes mes cordes vocales. Sur mes étagères d’adolescent, Sartre, Chomsky et Schopenhauer, ces (grands) hommes qui invitaient les hommes à se définir en dehors de toute force suprême, me donnaient raison. Je crois aussi, avec du recul, que cette forme de rébellion était ma voie pour grandir. Mais, récemment, à la faveur d’une conversation avec N. dont j’estime les points de vue, il me dit : « On peut choisir de croire ou pas. Mais on ne peut pas aspirer à changer les choses. Ici, au Liban, la religion dépasse la notion de croyance. On est d’une paroisse comme on vient d’un village, c’est profondément ancré en nous. »

Takla
Instinctivement, j’ai repensé à la fête de l’Assomption, aussi religieuse soit-elle, qui devenait presque un discret prétexte pour nous charrier vers ces contrées lointaines que toute l’année nous avions manquées. Retour à soi. Retour à la maison familiale où les cousins, parfaits étrangers en dehors de cette saison, affluaient dès notre arrivée. Les liens se tissaient à nouveau, à l’ombre des arbres généalogiques où la balancelle retrouvait lentement les légers grincements de ses va-et-vient. Tandis que les meubles qui se croyaient oubliés sous les coups de balai émergeaient tout d’un coup de leur sommeil de naphtaline, Takla, qui gardait la maison quand nous nous absentions, se chargeait de placer la Vierge au niveau du portail, là où la procession passera quand le Soleil aura décliné. Les plus jeunes d’entre nous se rendaient à la place du village en fête, où un marché fleurissait sous des tentes improvisées.

Avec les quelques sous précieusement blottis au creux de nos poches, on se débrouillait pour rentrer, sacs pleins à craquer de sucreries prohibées et d’ancêtres de feux d’artifice, jabal nar, trucs qui s’enflamment et choses qui nous faisaient croire qu’on a attrapé des étoiles. Immanquablement, quand nous regagnions la maison, Takla n’avait pas bougé. Je la regardais à l’œuvre, alors qu’elle essuyait avec un bout de tissu imbibé d’eau le visage de sa statuette. Elle parcourait ses traits délicatement tracés au pinceau puis sa robe de bois qu’elle embrassait entre deux coups de plumeau. Elle disparaissait un court moment et je la revoyais accourant vers la Sainte Vierge à la tête de laquelle elle tressait une couronne avec des fleurs des champs. À la tombée de la nuit, après la procession et la messe, elle refusait systématiquement de se rendre à la forêt où nous avions l’habitude d’étaler nos nappes en vichy, au coin d’un feu qu’on appelait abboulé. Elle prétextait l’arthrose et la fatigue. Une fois, j’avais rejoint la maison avant les autres, seulement pour trouver Takla coiffée d’une mantille et agenouillée aux pieds de sa statuette à laquelle elle marmonnait, la larme à l’œil : « Merci. Tony a guéri, Marie est enfin enceinte, Georges a eu son bac et Charbel sa promotion… » À l’époque, cela ressemblait à du bonheur. Aujourd’hui, je sais qu’on appelle cela la foi.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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