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Lifestyle - Photo-roman

Les crocs de Rambo et les mains de Malaké

Un été au village, là où, loin de la ville, hors du temps, tout se faisait encore à la force des doigts et des poignets.

Photo Ayla Hibri

Sur le genou droit, je porte encore une vieille cicatrice de points de suture dont le tracé dentelé, impeccable, qu’on penserait être le travail d’un couturier érudit, n’en finit pas de m’impressionner. Je devais avoir trois ou quatre ans, un été que nous estivions dans un village blotti dans un flanc du Nord, l’âge où la gourmandise de tout prend le dessus sur quelque danger potentiel. J’ignore les raisons qui m’avaient incité à vouloir cajoler Rambo, le berger allemand des voisins, dont un mouvement de langue suffisait pourtant à faire claquer les mâchoires des chabeb les plus endurcis. Persuadé que le canin était câlin, malgré son prénom, je lui avais brusquement tendu la main et sans que je ne m’en rende compte, à mesure que mon teint virait au blanc, j’observais le lent mais profus écoulement des fils carmin le long de ma jambe. Narines fumantes, Rambo m’avait arraché la peau du genou qui, visiblement, l’avait régalé.

Là où rien ne se passe
L’hôpital le plus proche se trouvant à au moins une demi-heure en voiture, ma mère m’avait aussitôt conduit chez Malaké, une dame d’un certain âge qui, titulaire d’un supposé diplôme de secourisme, tenait une sorte de dispensaire-pharmacie. À cette nouvelle, dans ce village où rien ne se passe, où jamais aucun danger ne vient détraquer ces existences enveloppées de tranquillité, tout le monde s’était rué. Ceux qui avaient laissé en plan leurs parties de trictrac, celles qui avaient titubé sur leurs talons aiguilles, la tignasse trempée ou nimbée de teinture fraîche, ceux qui avaient même sorti leurs fusils de chasse, et les petits qui avaient abandonné leurs ballons sur le parvis de l’église. Ils avaient suivi le chemin qu’avait tracé mon ruisseau d’hémoglobine, s’étaient bousculés à la porte du dispensaire, leurs regards interloqués s’accrochant à la fenêtre d’où pendaient des rideaux en point de croix, cousus par la propriétaire du lieu. Dans le silence interrompu par le frémissement des feuilles détachées par la brise ou le bêlement d’un troupeau lointain, Malaké avait essuyé ses verres à double foyer, dessiné sur son torse un signe de croix, puis s’était mise à l’œuvre.
Je me souviens de la mâchoire serrée de ma mère, sa poignée de main qu’elle serrait de plus en plus fort, comme pour recueillir mon supplice, alors que le premier coup d’éperon me traversait l’entaille. Quoique terrorisé à l’idée de me vider de mon dedans, je n’avais pas tourné de l’œil, obstiné à assister à ma re-couture. Je n’ai même plus souvenir d’une douleur quelconque, tant les mains de Malaké, forant mon épiderme, m’avaient captivé. C’est que la fascination brûlait davantage que la douleur quand je regardais ses doigts ankylosés par les années s’accorder dans une chorégraphie muette, se passant le fil puis l’aiguille dans un geste si leste qu’il en devenait addictif. Parfois, dans un soupir, elle fermait les yeux et je n’y voyais aucune crainte, plutôt la prouesse d’une artiste qui pouvait faire fi de sa vision. Une fois la plaie refermée, Malaké avait appliqué un pansement qu’elle avait tapoté, affectueusement, du bout des doigts où brillait son Éclat d’or couleur lune.

Couture, taboulé et kebbé
À ce jour, je comprends mieux d’où me vient cette quasi-obsession des mains dont les comportements divers, que je collectionne en images dans mon téléphone, ne cessent de me réjouir. Après l’incident de Rambo qu’on avait mis en cage tout le reste de l’été, je me souviens avoir scruté les mains de Malaké. J’observais les cigarettes qui se consumaient comme des bâtons d’encens entre ses phalanges saillies par l’arthrose, au moment où elle faisait débouler des chapelets au creux de sa paume. Sous le mouvement de ses attaches fines, le café qui s’émoussait, l’ail qui se dénudait, la coriandre et le persil qui se poudraient, l’oignon qui se défilait. À la force de ses doigts qu’étranglait l’alliance d’un amour défunt, de loin je voyais la kebbé s’amollir sous le lourd broyeur dont le va-et-vient lui décoiffait la mèche grise. Je la regardais parfois qui caressait sa vieille Singer pour la faire démarrer, quand on lui ramenait des vêtements à retoucher. Aujourd’hui, quand les gamins se font mal au village, on les conduit sous les néons blafards de l’hôpital construit sur ce qui a été la place. Je suis persuadé qu’ils poussent des cris de douleur quand les infirmières perdent patience. Le café est crachouillé par des machines qui ressemblent à des extraterrestres, le taboulé ciselé par des couteaux japonais qui miment vainement nos vieilles techniques et les vêtements retouchées par des robots que prônent des sites de vente en ligne.
Heureusement qu’il reste ma cicatrice, l’œuvre folle des mains de Malaké. Le manifeste d’un temps sépia où tout se qui se retrouvait dans les assiettes, s’enfilait sur les corps, servait à dépanner ou distraire, se faisait à la force de nos poignets.



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