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Lifestyle - Photo-roman

« Elle a l’air d’une folle, sortons d’ici ! »

Une mère revient par hasard à l’école de son fils où lui reviennent par vagues toutes ses images d’enfant et d’adolescent...

Photo G.K.

L’autre soir, pendant que je faisais ma marche quotidienne le long de la Corniche, j’ai été interpellée par des bruits inhabituels. Ce n’était pourtant plus l’heure d’affluence, le soleil avait décliné et les coureurs avaient abandonné le front de mer. N’étant pas d’un tempérament impulsif, j’ai pourtant cédé à la curiosité qui me conduisait vers l’origine de ces cris de joie dont l’écho faisait sursauter les oiseaux de passage. Portée par mes pas, j’ai traversé l’avenue et me suis retrouvée plantée devant la muraille de ton école où avait lieu, ce soir-là, la cérémonie de remise de diplômes. À travers le grillage, j’avais vu les jeunes bacheliers dans leurs vastes robes noires qui leur construisaient des ailes sous les bras quand ils balançaient leurs toques vers les cieux. Sans que je n’en prenne conscience, des larmes m’avaient perlé au bord des cils. D’un geste d’automate, je les avais aussitôt chassées à l’aide de la serviette trempée qui pendait sur mes épaules. Immobile, paralysée par le torrent d’émotions expulsé des yeux mais qui me revenait par le bas-ventre, je pensais à toi. Il y a dix ans, tu étais dans leurs rangs. Voilà dix ans que tu es parti, bac en poche.

Toi sous ton cartable
J’étais restée là, dans une impossibilité de bouger, comme par peur de fêler quelque chose en moi qui maintenant tenait à un fil de soie, prise d’assaut par des souvenirs qui me revenaient sans crier gare. Par peur de défaillir, j’avais franchi le portail de l’école pour m’échouer sur l’un des bancs écorné où ce flot d’images continuait à me parvenir sans pitié aucune. Il avait suffi à ma vision de s’égarer un instant vers le bâtiment de la maternelle pour te revoir, petit écolier, prolongé par ton cartable qui faisait au moins deux fois ton volume, ployé sous le faix des choses que tu ne savais pas et dont le néant n’en finissait pas de te chagriner le regard. Tes yeux encore bouffis de sommeil racontaient tout ce que ta fierté de petit homme franchissant la vraie vie t’empêcher de dire. Alors que j’essuyais mon front constellé de sueur froide, j’ai cru palper, à ce moment, au creux de ma paume, le contact de ta main moite qui refusait de lâcher la mienne. Autour de moi, naufragée dans une mémoire en ruine dont il ne restait que le décor, parmi les animaux à bascule abandonnés et les châteaux de sable morts de solitude, je cherchais à trouver ton visage d’enfant. Ici, dans cette aire de jeux où j’avais l’habitude de t’attendre après les cours, je me suis mise à traquer ce qui serait resté de l’insouciance de ton rire qui ricochait sur celui de tes premiers amis, de tes sanglots diluviens d’après les chutes, d’une dent tombée dans le sable humide. Je cherchais comme une effrénée le bruit rond du gazon glissant sous tes baskets mal lacées, l’équilibre incertain de tes premiers pas et ma frayeur vainement réprimée au moment où tu te laissais glisser, tout entier, sur ce toboggan branlant.

Tes mains pleines d’encre
Un couple d’Américains qui traversait le parc m’avait souri en marmonnant des mots qui, sans l’ombre d’un doute, signifiaient : « Elle a l’air d’une folle, sortons d’ici. » Ils avaient bien raison. Je le voyais, le rayon de mon délire qui ne faisait que s’élargir, occuper tout l’espace, jusqu’au bâtiment secondaire, un peu plus haut où j’ai cru repérer, allongée par les ampoules en néon, ta silhouette d’adolescent empêtré dans ta dérisoire rébellion. J’ai revu tes doigts mouchetés d’encre que tu hissais en voulant refaire le monde, tes genoux écorchés et le ridicule duvet au-dessus des lèvres dont, un matin, tu avais décidé de te débarrasser. En retenant mon souffle, je farfouille dans ton cartable dégoulinant de pluie, entre les tracas de ta journée, les sandwiches pourris et un magazine X qui me fait glousser, à la recherche de ton agenda sournoisement tapi dans le fond. Entre deux pages noircies de choses qui t’exaspéraient, je revois se chevaucher les retenues et les avertissements de discipline. Aussitôt, au creux de mes tympans, me reviennent tes cordes vocales de mutant qui protestent en me claquant tant de portes au nez. Et je me rappelle de moi, convoquée par la directrice, quelque part entre honte et revanche que je n’ai jamais osée reprendre, me traînant vers le portail de cette école où j’ai été parachutée l’autre soir. Ici même, pendant de longues minutes, ou étaient-ce des heures, en piochant dans ma bouteille d’eau vide où des gouttes s’accrochaient sur les parois, je me rendais compte que quelque chose d’irrécupérable avait eu lieu. Qu’il y avait eu quelqu’un, mon fils, qui était parti, et que je ne pourrais jamais retenir…


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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