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Lifestyle - Photo-roman

C’est Kim, mon premier nounours, éborgné, sali, inerte...

Les étapes de vie d’un garçon, de sa chambre d’enfant à celle de ses « dorms » d’université, puis des hôtels impersonnels où il loge, loin de son pays...

Photo Nadine Labaki

Je suis parti à 18 ans. Dès mes premières années d’école, on avait répété à mes parents que j’étais « un produit taillé pour les universités américaines ». Alors, ils en avaient fait leur raison d’être, s’étaient saignés pour cet objectif que je m’efforçais d’atteindre. Je me souviens de ma première chambre dans les dorms de cette fac de Boston, adjacente à celle de Raj, un geek indien dont les nuits étaient peuplées d’ineffables codes informatiques qu’il pianotait fiévreusement, et de relents du curry qui l’attendait, tous les soirs, sur son réchaud. Au mur des dix mètres carrés que j’occupais, un ventilateur jauni faisait voler les posters en pagaille et une Polaroid prise à Raouché. Derrière mon matelas au contact spartiate, un portrait de mes parents dont je sentais les bras se nouer autour de moi, m’enlacer, m’émouvoir et m’énerver à la fois. Tant de choses qui me serraient la gorge et me rappelaient tous les jours, un peu brutalement, qu’ici, je ne serais que de passage. Du cocon familial d’où j’avais été arraché, je conservais précieusement quelques goûts et odeurs dans le petit frigo qui ronronnait au coin de cette pièce dont je ne représentais qu’un épisode. Rien d’autre.

Lits sans histoire
Diplôme en poche, j’ai décroché un poste en finance, prestigieux s’il en est, qui avait fait scintiller les yeux de mes parents lorsqu’ils ont appris que toutes les semaines, je me trouverai dans un coin différent du monde. Depuis, je vacille entre les fuseaux horaires et m’échoue en fin de journée dans des chambres qu’un architecte robot aurait répliquées. Empêtré dans mes costards froissés dont je ne parviens pas à me desquamer, seconde peau de cette vie loin de ma vie, j’observe les draps machinalement repassés qui ne piperont mot de leur passé. La palette de beiges dévore toute possibilité d’un rêve. L’odeur du diffuseur qui susurre sournoisement efface toute autre saveur. Je ne sais jamais ce que je mange. Je meuble la faim en dévisageant les fleurs assorties jusqu’à l’obsession, le téléviseur aux chaînes furieusement répertoriées, les tableaux obsessionnellement alignés, le secrétaire maladivement agencé. Je vis littéralement sur ces lits sans histoire où ne se nichent que les parenthèses d’une nuit. Appréhension de déranger ce décor auquel mon corps se refuse, crainte de m’ancrer dans cet espace qui interdit toute projection, tout projet d’avenir. Quand les horaires le permettent, quelque part entre mélancolie diffuse et exaspération à l’idée de ce qui m’attend, j’appelle mes parents. Je les imagine agglutinés devant l’écran de leur iPad, à l’affût d’un signe de moi. L’un commence la phrase et l’autre la termine : « Ce pays n’est pas un pays, ce pays n’est pas fait pour les gens comme toi, c’est triste mais c’est comme ça. »
 
Le retour
Je sais pertinemment qu’ils freinent vaillamment leur amour dévorant qui voudrait tant me ramener à eux, qu’ils font mine de s’en détacher. Je sais que je leur manque, que ça les démange, l’idée de ne pas savoir si je dors bien, me nourris convenablement, prends régulièrement ma Ventoline, de ne pas connaître les odeurs, les visages et les paysages qui m’entourent. Pris d’une culpabilité ou d’un pincement au cœur, je ne saurais dire, le week-end dernier, j’ai décidé d’aller les voir à Beyrouth, en surprise. À mesure que le taxi s’approchait de l’immeuble, mes yeux fixaient ma chambre, au rez-de-chaussée, qui donne sur la rue. Aux fenêtres, des films de plastique recevaient des éclaboussures de peinture fraîche. Je me suis approché. L’intégralité des meubles avait été retirée et, au sol, s’empilaient des seaux, des pinceaux, des feuilles de verre. Ils avaient décidé de refaire ma chambre, sans m’en parler. Un peintre, suspendu à une échelle, frottait férocement les murs où s’était tracée la géographie de mon enfance. Les débris de mon enfance flottaient dans l’air de cette chambre qui ne m’appartient plus. Au milieu du va-et-vient des ouvriers, mon père semblait orchestrer le chantier où on lui avait installé une chaise pour qu’il repose son genou. Ça lui avait sans doute donné une raison de s’occuper. D’un voyage à l’autre, il avait déjà vieilli. Les roues de ma valise se prennent dans une matière difforme. C’est Kim, mon premier nounours que ma mère avait accepté de garder au moment où elle s’était débarrassée du reste de mes peluches. Éborgné, sali, inerte, il a été jeté au pied de l’immeuble. Je crois que j’ai grandi.


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...



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Je suis parti à 18 ans. Dès mes premières années d’école, on avait répété à mes parents que j’étais « un produit taillé pour les universités américaines ». Alors, ils en avaient fait leur raison d’être, s’étaient saignés pour cet objectif que je m’efforçais d’atteindre. Je me souviens de ma première chambre dans les dorms de cette fac de Boston, adjacente à celle...

commentaires (2)

AU NOUNOURS KIM IL MANQUE LE NOUNOURS DONALD...

JE SUIS PARTOUT CENSURE POUR AVOIR BLAMER GEAGEA

18 h 26, le 04 juin 2018

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Commentaires (2)

  • AU NOUNOURS KIM IL MANQUE LE NOUNOURS DONALD...

    JE SUIS PARTOUT CENSURE POUR AVOIR BLAMER GEAGEA

    18 h 26, le 04 juin 2018

  • Joli texte ... je ne sais pas si Kim est un nom de nounours commun, dans le monde anglophone c'est 'Pooh' ou 'Teddy' ou 'Wally' ... Peut-être "Yogi" c'est aussi un nom pour ours de peluche. Je sais qu'un nom populair espagnol c'est "Mimosín" pour l'ours "Snuggle" l'ours "Cajoline" en francais ...

    Stes David

    12 h 47, le 04 juin 2018

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