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Lifestyle - Photo-roman

Ils nous appellent les cafards du Sporting...

Le rituel de cet homme qui, à bientôt 80 ans, a tous les jours rendez-vous avec la mer...

Photo Carla Henoud

Je n’ai jamais eu besoin de réveille-matin. Quand le silence se fait moins épais, quand sa lourde chape est lentement soulevée par les cris des premiers marchands ambulants, les klaxons des taxis déjà énervés, l’appel à la prière de la mosquée voisine et les conversations des passants encore enveloppés de sommeil, quand je commence à absorber les premiers bruits de la ville, je bondis sans m’en rendre compte, immanquablement rattrapé par les réprimandes de ma femme : « Bon sang, le soleil ne s’est même pas levé, pourquoi tu sautes comme ça, tu vas te faire mal à la jambe avec ton arthrose ! »


Speedo, Lacoste et Docksides
Alors qu’un rasoir me débarrasse des petits poils revêches, je sens le vent du large qui passe sa main fraîche sur ma peau nimbée d’aftershave à la lavande. Aussitôt, j’enfile l’un de mes maillots Speedo, que le sel et le chlore ont délavé, un polo Lacoste aux bords écornés, et aux pieds, mes veilles Docksides. Bob vissé au crâne. Sur le terrain vague où je gare ma Renault Safrane généralement à 6h30, je reconnais les quelques voitures de mes compagnons du matin, somnolant sous des pare-soleil estampillés d’une marque d’eau potable. Au moment de partir, le parking sera bondé et l’asphalte gondolera sous les rayons de midi. Quand j’arrive sur l’esplanade où m’attend fidèlement ma chaise longue, du regard, je balaye amoureusement l’horizon d’eau qui me fait face. Jusqu’à aujourd’hui, à bientôt 80 ans, la mer ne cesse de me fasciner. Tous les jours, j’essaye de comprendre le mouvement des vagues, leur galop vers la côte, leur dérisoire obstination à se fracasser sur le rivage, puis, à peine là, à mes pieds, leur attendrissante fuite en arrière. Malgré l’arthrose qui menace ma mobilité, je me catapulte vers cette masse liquide encore trop froide, encore trop dure, qui se refuse à moi et dont la respiration me soulève et m’avale. Il est l’heure où la mer sent encore la mer. Elle me berce et je ris souvent au mouvement de mon corps, tout d’un coup si léger, qui me ramène aux premiers matins de vacances quand, gamin, je dardais la mer intimidante d’avoir été longtemps défendue. D’été en été, ses profondeurs ont conservé les trésors de mon enfance, de ma jeunesse, de ma vie dans son intégralité. 


Mots croisés, tennis et bière
Au loin, à peine éclairées par la lumière qu’exhument les montagnes floutées de brume, les silhouettes de mes copains forment un castelet d’ombres chinoises. Les lèvres bleutées et le corps qui tremble, je les rejoins en défaisant la bande du journal qui vient tout juste d’être livré. Cela fait un moment que mon premier réflexe est de l’ouvrir à la page des nécrologies, tant mes amis, comme un tas de dominos, disparaissent l’un après l’autre. Fatigué par le venin des nouvelles qui tentent de s’introduire dans la poésie désuète de mon quotidien, j’en froisse les papiers en conservant la grille des mots fléchés et croisés qui meubleront une partie de mon avant-midi. Alors que la bande afflue à pas lents, certains portant goggles et tubas, d’autres dans des tenues de tennis oubliées du temps et des modes, le café frisé d’écume se sert dans des petites tasses en plastique marron et nos discussions fendilleront le cri du ressac. Elle est précieuse, cette faille de la journée qui n’appartient qu’à nous, avant que ne s’étrangle à l’entrée un flot de gens, gosses tartinés de protection solaire, dames nappées d’huile de coco et hommes piquetés de cigares. Ils prendront possession du lieu, nous toiseront du coin de l’œil, nous prendront en photo comme on immortalise de pauvres reliques, nous appelleront, on le sait, « les cafards du Sporting », les indécollables, les indécodables. Avant cela, juste le temps de taper quelques balles si les muscles l’autorisent encore, histoire de retrouver sur le tartan les traces de ma musculature d’antan. Juste le temps pour qu’une partie de cartes, de scrabble ou de trictrac s’invite dans cette matinée qui crisse de joie au souffle de l’iode. Juste le temps de rayer une grille de mots croisés alors que le soleil se plaît à chiffonner ma vieille peau et à en forcer les couleurs. Juste le temps de faire tinter des glaçons au fond de mon verre, de boire de l’arak qui pèsera sur mes jambes et me fera tourner la tête. Juste le temps de m’assoupir, absorbé par le bourdonnement des avions qui commencent à rayer le ciel. Juste le temps de rêver un peu à ce temps où cette plage, le Sporting, la mer, étaient encore les nôtres.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Je n’ai jamais eu besoin de réveille-matin. Quand le silence se fait moins épais, quand sa lourde chape est lentement soulevée par les cris des premiers marchands ambulants, les klaxons des taxis déjà énervés, l’appel à la prière de la mosquée voisine et les conversations des passants encore enveloppés de sommeil, quand je commence à absorber les premiers bruits de la ville, je...

commentaires (2)

L'avantage d'un climat douce quand il fait toujours 21 ou 30 degrees et il fait presque toujours beau ... tous les jours rendez-vous avec la mer ...

Stes David

20 h 11, le 11 juin 2018

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Commentaires (2)

  • L'avantage d'un climat douce quand il fait toujours 21 ou 30 degrees et il fait presque toujours beau ... tous les jours rendez-vous avec la mer ...

    Stes David

    20 h 11, le 11 juin 2018

  • Très beau témoignage ! on sent la mer et Beyrouth ! Bonne poursuite de la fascination pour votre horizon !

    Frida Anbar

    02 h 14, le 11 juin 2018

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