Il y a dix-sept ans, le 2 août 2001, était couronné le long processus de la réconciliation de la Montagne, mené sous l’égide du patriarche maronite de l’époque, Nasrallah Sfeir, et du chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, sauf dans quelques villages « retardataires », comme Brih, Abey et Kfarmatta. Où en est-on aujourd’hui ? Les chrétiens de ces villages mixtes ont-ils réussi à rentrer chez eux ? Sinon, qu’est-ce qui les en empêche ?
À Brih, dans le Chouf, dernière localité à avoir connu la réconciliation druzo-chrétienne, en mai 2014, les deux églises du village, Saint-Élie et Saint-Georges, ont été remises sur pied, mais les chrétiens peinent à reconstruire leurs maisons détruites durant la guerre. Et pour cause, beaucoup d’entre eux n’ont été que partiellement dédommagés par le ministère des Déplacés, voire pas du tout. « Nous sommes bien contents de la réconciliation, mais quand nous arrivons à l’aspect financier, nous sommes tristes de constater qu’il y a des gens qui n’ont pas encore pu avoir de maison, faute de moyens (…) Il y a beaucoup de corruption autour de ce dossier au sein du ministère des Déplacés », souligne le père Élie Kiwan, curé des deux paroisses de Brih. Si la réconciliation de la Montagne a été importante au plan politique, allant jusqu’à ébranler les assises de la tutelle syrienne au Liban, laquelle réagira par les rafles estudiantines du 7 et du 9 août 2001 dans les milieux de l’opposition chrétienne de l’époque, il n’en demeure pas moins que son application sur le terrain pose plusieurs défis d’ordre financier et logistique.
Gaby, la cinquantaine et établi à l’étranger, a pu rebâtir sa maison à Brih en puisant dans ses propres économies, mais tout le monde n’a pas cette chance et beaucoup de logements du quartier chrétien restent inachevés. « J’ai obtenu un premier paiement de 15 millions de livres libanaises de la part du ministère des Déplacés. J’ai droit à un deuxième paiement, mais il n’a jamais eu lieu. L’argent que j’ai touché m’a juste permis d’enlever les remblais de mon ancienne maison », déclare-t-il à L’Orient-Le Jour.
Des propos appuyés par Rita, mère de famille qui a choisi de retourner à Brih. « Nous avons mis toutes nos économies pour construire notre maison. Nous rêvions de revenir ici. Beaucoup de chrétiens sont revenus, mais ils vivent dans le dénuement, faute d’avoir pu équiper leurs maisons, explique-t-elle. Ils étaient locataires à Beyrouth ou avaient occupé des maisons dans la capitale au moment de la guerre. Ils ont dû les évacuer quand la réconciliation a eu lieu. » « Nous demandons à l’État de nous soutenir, sinon nous serons obligés de partir. Ne nous forcez pas à partir une deuxième fois, mais cette fois-ci de notre plein gré », lance-t-elle.
« Les gens n’arrivent pas à oublier leurs morts »
Dans la région du Chehar el-Gharbi, dans le caza de Aley, la localité de Abey, qui a connu de féroces batailles entre chrétiens et druzes avant la réconciliation en 2010, semble avoir retrouvé son harmonie d’antan, même si tous les chrétiens ne sont pas rentrés, la plupart d’entre eux ayant fait leur vie ailleurs. le cheikh Jamil, 80 ans, estime que les combats que le village a connus « sont de la faute des Kataëb ». « Les enfants du village n’auraient pas combattu les druzes », souligne-t-il. « La réconciliation est réussie ici, il n’y a pas de problèmes entre nous (…) Mais, malheureusement, il y a très peu de chrétiens qui sont rentrés. Certains d’entre eux viennent me voir de temps en temps, mais ils sont établis à Beyrouth pour leur travail », indique-t-il.
À Kfarmatta, la réconciliation a eu lieu en 2006 et tous les chrétiens ont récupéré leurs maisons, mais les habitants déplorent le manque de mixité entre chrétiens et druzes, malgré le fait que tout se passe bien. Medhat, 63 ans, a combattu durant la guerre dans les rangs du Parti socialiste progressiste et plaide aujourd’hui pour un retour à la normale. « Je pense que la réconciliation s’est surtout faite au niveau des politiques. Au niveau de la population, ce n’est pas comme avant, il n’y a pas assez de communication entre nous dans le village. Les gens n’arrivent pas à oublier leurs morts. On a encore besoin de temps », estime-t-il.
« Raviver l’économie de la région »
Interrogé par L’Orient-Le Jour, le chercheur et historien Makram Rabah estime que la réconciliation est réussie, mais que le problème qui se pose aujourd’hui est celui de la situation économique des villages. « Walid Joumblatt et les autres leaders n’ont pas réussi à raviver l’économie de la région. Ceux qui ont grandi à Beyrouth éprouvent des difficultés à rentrer. De plus, beaucoup de chrétiens vendent leurs terrains alors que les druzes ne vendent pas, pour des raisons liées aux dogmes religieux », explique-t-il.
M. Rabah dénonce par ailleurs le fait que le Courant patriotique libre a été, dès le départ, en dehors de la réconciliation et qu’il a utilisé la question à des fins électorales, notamment avec les tournées électorales du ministre sortant des Affaires étrangères et chef du CPL, Gebran Bassil, dans la région. « Le CPL veut régler ses comptes avec Walid Joumblatt. Mais le clergé chrétien n’est pas en train de jouer le jeu de M. Bassil. Il sait que Joumblatt aidera les chrétiens autant que les druzes », assure-t-il.
Pour le secrétaire général du 14 Mars, Farès Souhaid, la réconciliation « n’est pas parfaite », mais elle est « solide ». « Est-ce une réconciliation parfaite ? Non. Il manque la création d’un espace d’intérêt commun entre druzes et chrétiens, souligne-t-il dans une déclaration à L’OLJ. Mais elle est solide, car les chrétiens et les druzes veulent dépasser les clivages et la génération qui a fait la guerre a tiré des leçons même si certains continuent de croire que créer des problèmes de temps en temps leur permettra de s’affirmer. Mais la réconciliation est plus forte que ces comportements qui n’aboutissent à rien. La décision de se réconcilier a été prise et il n’y a pas de retour en arrière », affirme-t-il.
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22 h 34, le 03 août 2018