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Lifestyle - Photo-roman

Et si ce 13 avril 1975 n’avait jamais existé ?

Photo Archives L’OLJ

Quarante-trois ans déjà que tous les 13 avril, je reprends une vieille habitude. Je décroche le téléphone en bakélite blanc qui trône sur ma table de nuit, il est l’une des dernières reliques de cet âge d’or dont je ne me suis jamais réellement remise, et j’appelle mes deux filles. À l’une et l’autre je demande : « Vous vous souvenez de ce qu’on faisait ce 13 avril 1975 ? » À peine ces quelques mots prononcés, je ressens systématiquement leur exaspération qui se distille à travers les petits trous de mon appareil qui semble ronronner d’ennui. Elles m’en veulent, je le sais. Les gens courent après les choses nouvelles et me voilà qui parcours les couloirs de ma mémoire, à la recherche de souvenirs incomplets, de moments abandonnés entre deux portes qui claquent et se ferment à jamais, d’images oubliées dans une valise improvisée, ou en train d’étouffer dans un abri où s’est perdue notre insouciance. Tous les 13 avril, je pourchasse des morceaux de ma vie d’avant, d’avant cette tragédie qui n’a qu’une date pour nom. Mais cette année, au lieu de décrocher ce téléphone en bakélite et de tanner mes filles, seule, je me suis demandé : « Et si ce 13 avril n’avait jamais existé ? Et si ce bus de Aïn el-Remmaneh avait paisiblement continué sa route ? »


Les rides du cœur

Mon petit Paul aurait été là. Il avait sept ans lorsqu’un franc-tireur me l’a arraché alors qu’il courait après un ballon. Les seules photos qui me restent de lui vieillissent désormais dans de vieux cadres en argent sur le piano muet où se seraient empilés ses diplômes, à côté de ses photos de mariage, puis celles de petits-enfants que je n’ai pas même osé rêver. Aurai-je connu la douleur qui cogne entre les os, la tristesse qui cascade entre les rides du cœur ? En ce lundi 14 avril printanier, j’aurai sans doute replanté ma véranda où pouvait encore grimper la mer d’un bleu disparu. Dans l’air ambré de cette terrasse oubliée du temps, j’aurai fait remuer mes sabots de bois. Julio Iglesias aurait fait ses 33 tours sur mon meuble à musique, dont l’odeur de gomme laque ne m’a jamais quitté. « Avant de t’en aller, viens m’embrasser/Viens m’embrasser, pour la dernière fois. » Ces mots que je chantais auraient été des astres si lointains au lexique de ma vie imperturbable. 

À bord de ma Fiat 124 toute neuve, j’aurais sillonné la rue Hamra, fait mes emplettes chez Smith’s. Je me serais arrêtée dans l’un de ces cafés qui gazouillent, le Wimpy, l’Eldorado, le Horseshoe ; de ces boutiques aux murs couleur cannelle et aux miroirs géométriques, Mic Mac, Charles Jacob ou Penguin ; de ces cinémas qui nous faisaient rêver d’Amérique, le Saroulla, le palais Piccadilly. 


Trois livres pour un dollar

Ma Fiat 124 toute neuve n’aurait pas été un projet de fuite. Toujours légère, elle aurait été un objet de voyage, vers les plages de la Siesta, du Saint-Simon ou du Summerland où s’irisait le sable blanc ; vers l’hôtel Saint-Georges avec sa réception, où Royère avait semé toute son élégante modernité, le Holiday Inn et son avant-garde déconcertante, le Phoenicia avec sa piscine ovoïdale et son bar dans l’eau, ou les défilés de ski nautique du Coral Beach, dont les sirènes en bikini formaient des pyramides extatiques. Nous aurions été riches. 

Trois livres pour un dollar, cela n’aurait jamais changé. Ma boutique de textiles n’aurait cessé d’égrener des clients venus meubler leurs élégants appartements où se seraient données des réceptions peuplées de créatures en cravate noire et robe longue. Les mêmes qui, moulés dans des imprimés psychédéliques, auraient traversé les époques sous la lumière poudrée du Blow-Up ou du Flying Cocotte. De sous-sols obscurs, on n’aurait visité que les Caves des Roys. Nous n’aurions donc jamais connu les abris, les robinets qui crachouillent quelques gouttes, la lumière inquiétante des chandelles, puis l’exil dans des voitures de fortune, les qui partent en se faisant tirer par la veste, les « je t’en supplie ne t’en va pas », les laissés derrières, les absences, les arrachements, les détachements, les non-retours, le manque et la mort, les silences avec pour seule mélodie les flashes médusant des radios. 

Nous n’aurions jamais connu tout cela, ni, surtout, cette absurde nostalgie qu’a gravé dans notre ADN ce 13 avril 1975.


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, un photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Quarante-trois ans déjà que tous les 13 avril, je reprends une vieille habitude. Je décroche le téléphone en bakélite blanc qui trône sur ma table de nuit, il est l’une des dernières reliques de cet âge d’or dont je ne me suis jamais réellement remise, et j’appelle mes deux filles. À l’une et l’autre je demande : « Vous vous souvenez de ce qu’on faisait ce 13 avril 1975 ?...

commentaires (7)

Erratum : 1- Sans vouloir blesser quiconque. 2- De leurs propres aspirations.Ce Merci.

Sarkis Serge Tateossian

17 h 35, le 16 avril 2018

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Commentaires (7)

  • Erratum : 1- Sans vouloir blesser quiconque. 2- De leurs propres aspirations.Ce Merci.

    Sarkis Serge Tateossian

    17 h 35, le 16 avril 2018

  • quell beau texte: BRAVO mais la question n'est pas " si ce camion n'avait pas passer par la " la question est si nos dirigeants de 1969 n'avaient pas accepte le dictat de Nasser et l'autorisation de laisser le sud du Liban disponible pour lancer des attaques sur Israel et surtout si on n avait pas accepte de voter que les camps palestiniens sont des no man's land pour l'armee Libanaise et liberte totale aux palestiniens d'y regner armes comprises 49 ans plus tard apres ce funeste vote, nous continuons a accepter notre sort et nos politiciens ne disent pas un mot a ce sujet pour changer cet etat de chose meme pas en periode d'election alors que c'etait cette loi qui a creer les conditions de la guerre ( oui il faut l'appeler par son nom: guerre ) de 1975 la seule facon de revivre le Liban d'avant c'est de desarmer la totalite des gens armes libanais aux Liban milices libanaises et palestiniens et autres et de laisser l'armee et la police Libanaise couvrir la securite interieur et exterieur du pays sinon in autre bus passera un jour parmis nous ( En fait aujourdh'ui une ridicule insulte a suffit a nous rappeler Avril 1975 )

    LA VERITE

    16 h 47, le 16 avril 2018

  • Sans vouloir blesser quelconque.... Mais ne pas donner les qualificatifs justes, (tout en prudence) aux événements par crainte de blesser ou déplaire à certains, cela ne sert pas la vérité et des drames peuvent se répéter. Même sans cet "incident grave" la guerre du Liban allait avoir lieu... Des faits et des réactions de part et d'autre le laisser présager.... En plus les parties concernées avait toutes des armes prêts à bondir à la première occasion. Le peuple palestinien est très courageux mais sans stratégie et est mal conseillé depuis le début de sa lutte armée ... C'est dommage. La première erreur des palestiniens (pas la moindre) à été de croire que leur retour en Palestine consistait d'abord, de détruire l'union du peuple libanais, de fragiliser le ciment qui reliait les libanais de toutes tendances... Si la guerre fratricide du Liban à été l'expression de cette désunion, en revanche les mauvaises stratégies qu'ils ont appliqué les a éloigné de leurs propres inspirations légitimes. Dommage, je leur formule mes voeux pour des jours meilleurs, de plus de lucidité et de prospérité, et une fin à leurs souffrance, une patrie de paix. D'où l'animosité de certains libanais envers la cause palestinienne .. Comment ne pas les comprendre ?!

    Sarkis Serge Tateossian

    16 h 32, le 16 avril 2018

  • "Et si ce bus de Aïn el-Rammaneh avait PAISIBLEMENT continué sa route ?3 Justement, les passagers lourdement armés ne voulaient aller nulle part, ils voulaient faire des va-et-viens provocateurs afin d'allumer la mèche d'une guerre programmée.

    Un Libanais

    12 h 53, le 16 avril 2018

  • Pour nous, ce 13 avril 1975 a surtout signifié l'arrêt brutal d'une vie douce et heureuse...à la libanaise, et les espoirs sans cesse décus d'un retour à ce bonheur, après avoir écouté les nouvelles ! Et l'effroi de voir de quelles horreurs inhumaines les acteurs libanais, palestiniens etc. de cette guerre étaient capables... Le triste dans tout cela, aujourd'hui en 2018, c'est de constater qu'une partie des Libanais n'a toujours pas tiré de leçons de ces guerres fratricides et le plus souvent inutiles ! Irène Saïd

    Irene Said

    12 h 32, le 16 avril 2018

  • MAIS IL A EXISTE ET SES MARQUES NOUS MARQUENT ENCORE ... LES PLAIES NE SE SONT PAS CICATRISEES !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 44, le 16 avril 2018

  • Le destin nous façonne-t-il ? Ou c'est l'homme qui façonne le destin ? C'est une question intéressante à laquelle on peut repondre de deux manières différentes que l'on soit d'un côté ou l'autre de la Méditerranée. Récit et réflexion tres emouvants.

    Sarkis Serge Tateossian

    09 h 37, le 16 avril 2018

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