Mon chéri,
Je m’aperçois que je ne t’ai jamais plus écrit de « vraie » lettre depuis ta dernière colonie de vacances, l’été de tes six ans. Quand j’y pense, quelle idée de t’avoir éloigné de la maison, si jeune ! Oh, pas bien loin, à quelques dizaines de kilomètres de Beyrouth, mais tout de même. Perfidement, ton père et moi t’avions fait miroiter de grandes aventures, toute une vie d’explorateur en six jours, des cavernes à trésor, des scorpions, des araignées poilues (c’était vraisemblable), des fleurs inouïes, des étoiles filantes. Et aussi des tas d’amis, des parties de foot, des nuits sous la tente. Cette année-là, nous avions décidé de t’habituer en douceur à l’arrachement qu’il te faudrait vivre tôt ou tard, que nous avons nous-mêmes vécu sans préparation. Je me souviens de tes larmes et de mon enthousiasme surfait : ça passera beaucoup trop vite. Tu es parti. De l’explorateur, tu n’avais encore ni la soif de découvertes ni l’envie d’inconnu. Tu n’avais même pas fini d’explorer ta propre chambre, ni d’interroger les craquelures du plafond, l’ombre derrière les rideaux et les éclaboussures de soleil sur le tapis au petit matin, ni de déchiffrer tes petits livres, ni d’animer tes jouets. La cour de récréation offrait suffisamment de jungle à tes rêves de liberté. Pourquoi nous étions-nous fait cette violence ?
Tu avais pleuré et je m’étais fait mal avec mon propre sourire qui tremblait. On m’avait appelée le soir-même. J’avais pensé que tu t’y ferais. Le lendemain tu n’en menais pas plus large. Moi non plus. Alors je t’avais écrit. Quelques pauvres mots parmi ceux que tu savais épeler. J’avais pensé te tenir compagnie, quelques soirs encore, t’aider à t’endormir en retraçant avec ton petit doigt maman t’aime, papa t’aime, tu es fort, n’oublie pas. On ne m’avait plus appelée. On m’avait dit que tu avais été bon camarade, que tu avais participé à tous les jeux, qu’au moins les deux derniers jours tu étais joyeux. Sur le chemin du retour, tu n’avais pas desserré les lèvres. De temps en temps, en t’épiant dans le rétroviseur, je me disais que ton regard avait changé. Tu t’étais endurci. Tu m’en voulais.
Ma génération n’a pas fini d’évacuer ses souvenirs de guerre. Moi je voulais que tu sois capable de t’adapter à toute forme de séparation. Par chance, tu n’as jamais eu à vivre le pire, mais nous vivons au pays d’on-ne-sait-jamais. Ce camp de vacances, c’était une manière de te faire comprendre qu’on pouvait être heureux loin de ses habitudes et de ses attaches, que rien n’était la fin du monde et qu’on pouvait tirer parti de toutes les situations.
Aujourd’hui tu es parti pour de vrai. Le futur chez nous n’est pas une simple question de temps, c’est aussi une question de distance. On sait qu’il commence quand il commence ailleurs. Rester ici, c’est continuer à rêver à « plus tard » et vieillir avant d’avoir été grand. Te voilà donc de plain-pied dans le futur, ce qui veut dire bien loin de nous. Hier, tu m’as envoyé la photo de ce tout petit enfant pleurant dans une cage. « Tu as vu ? Trump fait parquer les enfants de migrants dans des cages. » J’ai vu. La fin du monde, elle est là, dans cette cage. J’aurais tant voulu envoyer à ce moineau les pauvres mots de naguère : maman t’aime, papa t’aime, tu es fort, n’oublie pas. À défaut, je t’ai écrit.
Vois ce que je veux dire
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 21 juin 2018 à 00h00
commentaires (8)
Touchant! Poignant! Vécu aussi avec mes enfants même si nés loin du Liban! On pense que c’est bon pour eux de les durcir, mais en fait, c’est plutôt nous qui essayons de pratiquer la séparation qui nous guette lorsqu’ils atteignent l’âge adulte et veulent partir... Mais ça, c’était notre choix et non pas un choix imposé par un abuseur, arrogant et fou, à la tête de l’un des plus puissants pays! Je ne peux même pas m’imaginer à la place de ces parents sans en avoir la gorge nouée, les crampes au ventre et les yeux en larmes... Merci Fifi ❤️
T Myriam
03 h 02, le 22 juin 2018