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Culture - L’artiste de la semaine

Lamia Joreige, un art au scalpel

À l’occasion de la sortie de sa première monographie* éditée par Kaph Books, l’artiste revient sur son œuvre partie d’une quête personnelle pour mieux s’interroger sur les
représentations possibles de l’histoire.

Lamia Joreige. Photo Polly Thomas © Artes Mundi

Elle a froid et reste emmaillotée dans une écharpe beige dont elle ne se défait qu’à regret malgré la chaleur poisseuse de Beyrouth en mai. Lamia Joreige s’avoue « frileuse » et cela fait trousser les sourcils quand on connaît l’œuvre de cette femme à la rêverie qui n’a jamais eu froid aux yeux, à la rousseur incandescente échappée d’un Modigliani sous acide, à la curiosité qui ne recule devant rien, pas même l’échec dont elle dit : « C’est ce qui nous garde artistes à vie. »

Une histoire de déplacements
Pourtant, Lamia Joreige admet qu’à l’enfance, elle n’avait rien des adjectifs « téméraire » et « audacieuse » qu’on lui associe souvent aujourd’hui. À l’époque, elle noircissait ses cahiers avec des croquis de robes, retranchée dans sa chambre dont le souvenir d’une lumière mordorée et d’un horizon limpide ne l’a plus jamais quittée. C’est la guerre qui viendra écrabouiller ses rêveries de petite fille en même temps que sa famille se voit ballottée par des migrations forcées au sein de la ville, puis vers Paris. À propos de ces déplacements aléatoires, la cofondatrice du Beirut Art Center avance : « En dépit de mon jeune âge, je conserve un souvenir très net de cette période. À chaque fois qu’on sortait de chez nous, sous nos yeux, la ville se transformait. » Souvenir qui reviendra la tirer par la manche dès son retour à Beyrouth et l’incitera à penser son installation vidéo Déplacements (1998) à travers laquelle l’artiste sonde son lien avec une ville qui semble lui être étrangère. « J’avais en mémoire l’image, obsédante, d’une ville fragmentée. Je me suis demandé au début de ma carrière : quelles représentations possibles de Beyrouth puis-je donner en tant qu’artiste? » poursuit celle qui, à l’aune de ses expériences personnelles et forte d’une curiosité au scalpel, tentera tout au long de sa carrière de plancher sur des problématiques partagées entre Libanais.
Et à ceux qui soupirent en lui reprochant de faire de la guerre la pierre angulaire de son œuvre, elle répond : « Nous avons basculé de la guerre à une pseudo-paix imposée par une amnistie, sans réelle explication dans la presse ou débat public. C’était tellement absurde qu’il m’était impossible de passer outre à cela sans essayer de trouver un moyen de dire l’indicible. »

S’ancrer, se distancier
Si, au départ, il s’agissait donc pour Lamia Joreige d’interroger ce moment intime et déroutant du retour au bercail, quand on cherche à se réapproprier une mémoire qui nous a filé d’entre les doigts ou à réapprivoiser un territoire désormais hostile – comme elle le fait avec l’installation Replay (2000) au cœur de la rue Hamra –, son œuvre, à partir de 2009, élargit son spectre alors qu’elle trouve des résonances dans la mémoire collective. Cet art qui, au déclenchement, partait de l’ordre de l’émotionnel, du soi, de son essai cinématographique A Journey (2006) qui suit les traces de sa grand-mère Tati Rose, Joreige en prend du recul et distille une véritable quête sur le passé. Ce mouvement de défocalisation sous-tend justement la première monographie consacrée à l’artiste et qui revient sur 20 années de projets, d’installations où elle n’hésite pas à faire feu de tous les médiums qui se présentent à elle afin d’assouvir les questions qui la taraudent.
Que ce soit par le biais du projet Objects of War (amorcé en 1999), qui rassemble une série de témoignages à propos de la guerre à partir de petits objets ; ou Beirut, Autopsy of a City (2010), elle darde sans crainte l’impossibilité de représenter une seule histoire. Plaçant à nouveau Beyrouth sous le microscope de son art qui emprunte au geste de l’archéologue, du sociologue ou du poète, Lamia Joreige vient tout juste de présenter le troisième volet de son projet Underwriting Beirut qui souligne la puissance de l’histoire « dans la mesure où elle se situe, comme une sorte de jeu, entre ce qui nous reste et ce qui ne nous parviendra pas », rit-elle. Et de conclure : « Je pense qu’il faut rester humble face au passé et à l’histoire, accepter simplement qu’on ne détiendra jamais leur intégrale vérité. » À bon entendeur(s), salut.

*« Lamia Joreige, Works » aux éditions Kaph

19 mai 1972
Naissance à Beyrouth

Août 1992
Départ pour Providence, USA ; études à la Rhode Island School of Design (RISD)

Janvier 1997
1re exposition solo « Surfaces » au Centre culturel français de Beyrouth

1999
Début du projet « Objet de guerre » (toujours en cours)

Octobre 2003
1re exposition solo dans un musée, « Ici et peut-être ailleurs », au musée Nicéphore Niépce, France

Janvier 2009
Ouverture du Beirut Art Center (cofondé et codirigé avec Sandra Dagher de 2009 à 2014)

2014
1er long-métrage « And the living is easy »

Mai 2018
Sortie de sa 1re monographie, « Lamia Joreige, Works, 1994-2017 », publiée par Kaph Books


http://galeriecherifftabet.com/fr/alterner-home/



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La curiosité, les assemblages,l'archéologie et la sociologie ne fondent pas l'Art!

Skamangas Stelios

10 h 05, le 30 mai 2018

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Commentaires (1)

  • La curiosité, les assemblages,l'archéologie et la sociologie ne fondent pas l'Art!

    Skamangas Stelios

    10 h 05, le 30 mai 2018

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