Une force sensationnelle de caractère
Née à Marseille le 14 juillet 1929 au sein d’une famille traditionnelle, rien ne prédisposait pourtant Maguy Achkar à forcer son destin et à s’affirmer pleinement en tant que femme indépendante et active dans un monde largement dirigé par les hommes. Rien, sinon une incroyable force de caractère.
L’âme sœur
Entre 1949 et 1952, elle poursuit des études de littérature arabe à l’Académie libanaise des beaux-arts, où elle apprend également le piano. Elle rédige la page scolaire du journal Sawt el-Mar’a et écrit des poèmes et de la prose. Mais sa vie bascule en 1952 lorsqu’elle rencontre, chez son oncle Assad Achkar, l’homme qui va changer sa vie pour toujours : le philosophe Kamal el-Hage, un disciple de Bergson, que le patriarche Meouchi surnommera le « Paul Claudel de l’Orient ».
Une femme polyvalente
Aux côtés de son rôle d’interlocutrice privilégiée de Kamal el-Hage dans son œuvre philosophique – son mari la réveille souvent à trois heures du matin pour lui lire ses articles avant de les envoyer à l’imprimerie –, Maguy Achkar ne chôme pas et fait montre d’une polyvalence exceptionnelle. Il n’y a pas de liberté absolue, pense-t-elle, mais une liberté de mouvement et d’action – et elle entend en faire pleinement usage.
Outre son rôle de mère de famille – elle aura cinq enfants : Youssef, Samy, Antoine, Bassam et Jeanine –, elle fonde la revue pour enfants Zarzour en 1955, avec Pierre Sadek, Émilie Nasrallah et Édouard Boustany – une expérience unique dans le monde arabe de l’époque – et publie des articles de pédiatrie.
En 1957, elle entre en politique, et donne une conférence au Cénacle de Michel Asmar – grand ami de son mari – sur le thème « La femme et la politique », avant de se porter candidate aux élections législatives au siège maronite du Metn. Elle se retire cependant en faveur de son oncle Assad, à la demande du président Camille Chamoun, qui anticipe sur la crise de 1958 à venir.
En 1959, infatigable, elle se lance – fait assez singulier pour une femme de l’époque – dans les affaires et fonde une société de développement foncier et, la même année, une ferme d’élevage de poules à Chebaniyé, qui prospérera jusqu’aux premières années de la guerre civile.
En 1963, elle fonde et dirige, jusqu’en 1968, le conseil d’administration de la Banque libanaise des émigrés à Furn el-Chebbak. Il s’agit de la première femme à tenir un tel rang dans le monde arabe. Et, en 1968, elle fonde le premier complexe d’habitations pour les employés de l’EDL. La même année, elle reçoit la médaille du Travail du ministère des Affaires sociales. En 1970, enfin, elle fonde une usine de dalles à Jdeideh qui exporte vers l’Arabie saoudite, le Koweït et le Yémen…
Les temps du malheur
Mais le spectre de la guerre civile rôde, et avec lui son lot de malheurs. Au plus fort de la montée aux extrêmes idéologiques, Kamal el-Hage, philosophe engagé, fait sa profession de foi en faveur du nationalisme libanais, s’attirant bien des foudres, y compris à l’Université libanaise où, doyen de philosophie, il reçoit des menaces de mort, notamment pour avoir imposé cette matière au programme.
Dotée d’un vrai don de prescience, Maguy Achkar sent le danger et invite son mari à quitter son village de Chebaniyé dans une Montagne en effervescence. Qu’à cela ne tienne, ce dernier entend braver tous les dangers afin de sanctuariser la Montagne et y défendre le vivre-ensemble islamo-chrétien, qu’il appelle la « nasslamiyya ». Le 2 avril 1976, alors qu’il se rend à Bmariam pour une réunion dans le but d’éteindre le feu de la discorde sectaire, Kamal el-Hage est arraché à ses enfants et enlevé devant son domicile. Son fils Bassam, qui lui tenait la main, en perd la voix durant plusieurs mois. Son corps est retrouvé quelques heures plus tard par un moine, non loin de Chebaniyé, dans la forêt de Kahlouniyé, la tête fendue d’une hache. Il a 57 ans. Jusqu’à ce jour, l’identité précise de l’assassin reste indéterminée...
Femme du millénaire au M-O
La mort dans l’âme, mais avec un formidable instinct de survie maternel, Maguy Achkar s’envole pour Paris avec ses enfants. Désormais, elle va devoir mettre les bouchées doubles pour subvenir aux besoins de la famille et assurer une vie digne et une bonne éducation à ses enfants, aussi bien dans l’agriculture que le social ou la vente de propriétés foncières. Une expérience admirable qu’elle raconte dans un livre paru en 1994 en arabe aux éditions Aouad, Lorsque je me souviens : l’histoire d’une vie.
Toutes ces réalisations lui vaudront d’être élue deux fois femme de l’année par le Centre biographique international de Cambridge, en 1991 et 1996, mais aussi femme internationale du millénaire pour le Moyen-Orient, toujours par ce centre, en 1999. Elle se verra également décerner l’ordre du Cèdre au grade de chevalier en janvier 2000. Une rue, qu’elle a elle-même fondée, porte son nom à Bauchrieh.
Mais c’est en 2006 que Maguy el-Hage accomplira ce qui est devenu, depuis ce jour sinistre de 1976, sa priorité majeure : créer, avec l’aide de son fils Youssef, une Fondation Kamal el-Hage pour réimprimer et faire connaître l’œuvre intégrale de son mari, occultée par quinze ans d’occupation syrienne. Un pari aujourd’hui gagné.
« Le héros n’est pas celui qui façonne les guerres et annihile les monuments et les mondes, mais l’homme qui œuvre, avec toutes ses capacités légitimes, à faire face aux embûches que le destin parsème sur son chemin pour l’empêcher de réaliser ses espoirs », disait Maguy el-Hage.
L’histoire contemporaine du Liban la retiendra sans doute comme une icône du combat pour l’émancipation de la femme libanaise ; comme l’une de ses héroïnes, modeste, généreuse et discrète, des temps modernes.
commentaires (4)
Merci pour cet article. Nous honorons helas trop tard et on ne connaissait pas tous ces details. Elle était tellement modeste! Et on assassine aussi les poètes et les philosophes. Quelle tristesse!toute ces guerres aussi....
Massabki Alice
12 h 43, le 21 mai 2018