Plus de la moitié de la population n’a pas répondu dimanche à l’appel des urnes, par découragement ou rejet de la loi.
C’est la première fois que Nadine choisit de ne pas voter à un scrutin libanais. « D’habitude, je préfère exprimer mon avis pour barrer la voie aux médiocres, mais avec cette loi, ce n’est tout simplement pas possible », dit-elle. Les alliances incohérentes, l’obligation de voter pour toute une liste afin de donner sa voix au candidat de son choix, le manque de confiance dans les partis traditionnels libanais comme dans les candidats indépendants… l’ont dissuadée de se rendre aux urnes. « Je sais que certains expriment leur réprobation de ce choix sur les réseaux sociaux, mais je reste persuadée que quel que soit notre vote, les résultats seront trafiqués, poursuit-elle. Si ce n’était pas le cas, pourquoi les Libanais de l’étranger ne voteraient-ils pas le même jour que le scrutin national, et pourquoi les caisses des pays de l’émigration ne sont-elles pas ouvertes sur place au lieu d’être transportées jusqu’à Beyrouth ? Les gens n’y croient plus. »
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Comme Nadine, nombreux sont les Libanais qui ont choisi de protester par leur silence. Le taux de participation aux premières législatives Libanaises en près d'une décennie, a atteint 49,2% contre 54% en 2009. « J’ai décidé de m’abstenir de voter, car la nouvelle loi électorale est façonnée de manière à ramener au pouvoir les mafias existantes », s’insurge Guy. Carole, qui vote à Saïda, est sympathisante du 14 Mars, mais elle a été « déçue par cette alliance qui n’a absolument pas concrétisé nos attentes après notre forte et enthousiaste mobilisation, en 2005 ».
Pour Lara, ce n’est pas seulement la loi actuelle qui pose problème, mais tout le système électoral. « De par mon père, je suis issue de Nabatiyé (Sud), ma mère est de Tannourine (Nord) et j’habite le Metn-Sud, raconte-t-elle. Je trouve absurde qu’on doive voter dans son village d’origine et non dans son lieu de résidence. Je préfère choisir des personnes qui ont un impact sur mon quotidien et que je connais. Je crois que si ce choix était donné aux Libanais, ils participeraient davantage aux élections. »
« J’ai 53 ans, raconte un citoyen qui a décidé de témoigner sous couvert d’anonymat. J’ai vécu tous les conflits, et je me rends compte que la décision des Libanais n’est pas entre leurs mains, mais aux mains de forces étrangères. Je ne crois pas que ce pays recouvrera de sitôt sa libre décision, d’où le fait que je pense que mon vote n’y changera rien. Ces élections ne sont qu’une comédie orchestrée par des étrangers. »
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Richard, lui, aurait dû voter pour la première fois aux législatives en 2018, mais il ne l’a pas fait. « Je ne vote pas pour des paroles, mais pour des actes, affirme-t-il. Or j’ai constaté qu’aucune formation politique n’a réalisé plus de 2 à 3 % des programmes qu’elle avait annoncés en période électorale, mais ces formations se présentent quand même aux élections en faisant de nouvelles fausses promesses et en criant au changement ! » Pourquoi ne pas encourager les indépendants ? « Je félicite les nouveaux visages du Parlement, mais je ne voterai pour eux en 2022 que s’ils s’en tiennent à leurs programmes », insiste-t-il.
Certains ont des raisons toutes personnelles pour ne pas voter. Une lectrice interrogée affirme ne vouloir participer à aucun scrutin tant que le système électoral restera confessionnel, et que les femmes mariées à des étrangers seront dans l’incapacité de voter avec leurs enfants… en référence au fait que la Libanaise ne peut transmettre sa nationalité à sa descendance.
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Théoriquement valable, mais mal appliquée
Ce qui ressort de ces témoignages, c’est le manque de confiance dans la classe politique et dans la possibilité de changer quoi que ce soit par le vote, ainsi qu’un rejet de la nouvelle loi. Les experts rejoignent les impressions des électeurs dans leur analyse.
Pour Jean-Pierre Katrib, analyste et activiste des droits de l’homme, il existe en premier lieu des raisons techniques liées à la nouvelle loi électorale. « Les chiffres officiels montrent un nombre très important de votes annulés, dit-il. Cela est considérable quand on pense que certains candidats l’ont emporté sur d’autres à quelques centaines de voix près. »
L’expert pense que les électeurs soit n’ont pas vraiment compris la loi, soit la rejettent tout simplement, parce qu’elle leur impose de voter pour toute une liste en vue de favoriser leur candidat préférentiel, d’où le nombre de votes blancs et le taux d’abstention. « Nous avons adopté une loi qui était théoriquement valable, mais qui a été mal appliquée, insiste-t-il. Les électeurs n’ont souvent pas adhéré aux alliances hétéroclites. »
Jean-Pierre Katrib fait remarquer que ces alliances incompréhensibles ont poussé les électeurs au découragement, entraînant un phénomène d’« apathie civique », quand le citoyen pense qu’il ne peut rien changer, et voit ses horizons de changement bouchés par une justice politisée, des mouvements de rue qui ont prouvé leurs limites, ou encore l’incapacité à mener une délibération démocratique avec des autorités qui ont tendance à imposer leur avis.
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Trois causes principales sont à l’origine de cette baisse de fréquentation des bureaux de vote, selon Zeina Hélou, chercheuse en secteur public et activiste politique. Elle aussi évoque « les alliances peu convaincantes et le fait qu’il n’y ait pas d’axes politiques clairs comme en 2009 ». La deuxième grande cause, selon elle, c’est que les électeurs désespèrent de leur capacité à changer quoi que ce soit. « À mon avis, ils n’ont pas foi en leur rôle, dit-elle. Par ses agissements, la classe politique les a convaincus que toute reddition de comptes était inutile. »
La troisième cause relève des alternatives à la classe dirigeante. « Sans jugement aucun, je dirais en toute objectivité que les électeurs n’ont pas été convaincus par l’alternative proposée par la société civile, dit-elle. Pour changer les choses, il faut travailler davantage sur le terrain. Actuellement, de tels efforts sont prodigués à Beyrouth, mais pas dans les régions. Il convient de changer de stratégie et d’aller vers les gens. »
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La communauté chiite a voté parfois à 70% sur certaines circonscriptions . Une autre leçon de civisme démocratique à prendre en exemple .
19 h 17, le 08 mai 2018