S'il est voué à durer, le bras de fer entre le chef de l'État et le président de la Chambre autour du décret d'ancienneté des officiers de la promotion de 1994 ne devrait pas empiéter, toutefois, sur la marche des institutions. En effet, alors que certains observateurs vont jusqu'à prévoir une prolongation de la crise jusqu'aux prochaines législatives, celle-ci ne risquera pas, jusqu'à nouvel ordre, de paralyser le gouvernement. Il y aurait un accord tacite entre le chef de l'État et le président de la Chambre à contenir un tel risque. Cet accord sous-tendait d'ailleurs le dernier Conseil des ministres jeudi dernier, au cours duquel cette polémique avait été complètement occultée.
La crise persistera donc, mais en marge de la routine politique. Ainsi, Michel Aoun et Nabih Berry ont fini par retourner aux positions qu'ils avaient respectivement défendues au commencement de la crise. Le premier a relancé hier son appel à ceux qui contestent la procédure de signature du décret (sans le contreseing du ministre des Finances), à saisir la justice. Un communiqué de Baabda a ainsi précisé hier que, depuis le début de la crise, « le président de la République a proposé à tous ceux qui contestent la promulgation du décret de saisir les autorités judiciaires compétentes (...), et a assuré à l'avance son adhésion à toute décision judiciaire, fût-elle une annulation du décret en question (...) ». Et la présidence de la République de réaffirmer « sa conviction que toute divergence d'opinions autour d'une mesure prise par l'exécutif est l'affaire des juridictions compétentes » et que « toute décision émanant de ces juridictions est censée être acceptée par tous (...) ». C'est par cette position que le chef de l'État a dit enfin vouloir « mettre fin à la polémique (...) qui a vu la multiplication de déclarations, explications et commentaires tous azimuts, sans parler des méthodes adoptées par les médias, parfois en violation des règles et coutumes (...) », selon le communiqué.
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La position du chef de l'État vise manifestement à ôter tout effet politique à la position berryiste. C'est d'ailleurs à cette fin que des parlementaires du bloc aouniste, cités par l'agence al-Markaziya, réduisent la polémique à son caractère « strictement technique », en déplorant qu'elle ait été « artificiellement gonflée ». La responsabilité de l'escalade est, ce faisant, imputée au chef du législatif.
Mais Nabih Berry est loin de s'y résigner : plutôt que de limiter le décret à sa portée administrative, il dénonce une violation flagrante de la Constitution, qui ne serait pas du ressort du Conseil d'État.
Réagissant au communiqué de Baabda, le bureau de la présidence de la Chambre a ainsi précisé que « ce qui se passe n'est pas un simple problème juridique autour d'un décret susceptible de faire l'objet d'un recours en annulation devant le Conseil d'État. Il s'agit plutôt d'une violation manifeste de la Constitution » à deux niveaux. Le chef du législatif a ainsi évoqué une nouvelle fois « la violation des articles 54 et 56 de la Constitution, pourtant clairs ». Notons que le premier fait mention du contreseing obligatoire des ministres compétents sur « les actes du président de la République », tandis que le second porte sur la procédure de promulgation et de publication des décrets, que le chef de l'État considère en l'espèce comme acquis. Outre « la violation de ces deux articles », le président de la Chambre a dénoncé surtout le fait que les compétences du législatif aient été outrepassées. « Si toute cette affaire porte sur une explication (des textes, NDLR), c'est au Parlement et à nul autre qu'il revient de trancher la question », a indiqué le communiqué, en ajoutant que « la compétence du Parlement a été contournée à la base » – sans doute en allusion au fait que la question de l'ancienneté avait fait l'objet d'une proposition de loi, laquelle avait été renvoyée en commissions après un débat en séance plénière.
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Parallèlement, la commission parlementaire de l'Administration et de la Justice, réunie hier sous la présidence du député Robert Ghanem, a avancé un nouvel argument en faveur de la suprématie du Parlement en la matière. « J'adhère à l'avis avancé par mon collègue, le député Nicolas Fattouche, selon lequel l'article 47 de la loi sur la défense ne prévoit d'accorder une ancienneté de trois mois à deux ans qu'en cas d'actes exceptionnels accomplis à travers des opérations de guerre ou de préservation de la stabilité ou d'intervention au cœur de conflits internes », a déclaré M. Ghanem, en citant la loi. Le décret d'ancienneté de la promotion de 1994 ne serait pas conforme à la loi et nécessiterait donc un amendement préalable du texte, a soulevé M. Ghanem.
Notons que M. Berry s'est abstenu hier de mentionner la proposition qu'il avait faite jeudi dernier au chef de l'État de renvoyer le décret d'ancienneté au ministre des Finances, quitte à ce que celui-ci y appose son « contreseing tardif ». Il lui a substitué un message plus dur : « Il est une vertu que doit sans doute savoir la présidence de la République, qui consiste à rectifier son erreur à défaut de pouvoir l'effacer. »
La veille, un cadre d'Amal, Kabalan Kabalan, avait donné le ton d'une nouvelle escalade. « Que personne ne se laisse entraîner au rêve de saper, par des prises de position çà et là, les bases de la participation (au pouvoir) dans ce pays. Que nul ne s'imagine pouvoir exercer une politique vindicative et éliminer des composantes historiques du pays », a-t-il dit, lors d'une cérémonie funèbre organisée par le régional de Brital du mouvement Amal. Et de souligner que « nous avons beaucoup œuvré en faveur de l'accord que l'on désigne aujourd'hui par Taëf, qui a vu le jour après sept décennies d'une lutte pour notre participation au pouvoir ». S'il a dit « appuyer entièrement Taëf », c'est sous un angle particulier de lecture de ce document, comme garant de la représentativité chiite.
Plus de trois semaines après son déclenchement, la polémique Aoun-Berry serait donc revenue à la case départ, sans que n'apparaisse aucun signe concret de médiation, ni du côté du Premier ministre ni du Hezbollah. Le député Mohammad Raad, chef du bloc du parti chiite, s'est ainsi contenté dimanche d'un commentaire d'ordre général : « Si chaque affaire, qu'elle soit petite ou grande, risque de mettre en péril le destin du pays, où vont donc le pays et son peuple ? »
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commentaires (6)
On discute et on palabre sur le sexe de la promotion de 1994, tandis que l'on considère qu'un habitant sur trois sur les 10.425 km2 du Liban est un déplacé syrien et réfugié palestinien, mettant en péril le fragile équilibre du pays qui serait suivi par une installation définitive qui menacerait la disparition même de notre patrie. Continuez les Aoun, Berri et consorts !
Un Libanais
12 h 40, le 09 janvier 2018