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Lifestyle - Photo-roman

Le Sud est une femme bombardée qui ne courbe pas l’échine...

Ma première visite, tardive, de ce Liban-Sud qui m'intimidait et que je découvre comme on dévore un fruit trop longtemps interdit.

Photo G.K.

Depuis toujours, la guerre n'a eu pour moi qu'un seul visage : celui d'un enfant fauché lors du massacre de Cana en avril 1996. Il devait avoir mon âge à l'époque, six ou sept ans. Ses images avaient été diffusées aux infos, le soir du carnage. Il me hante encore. Je me souviens de lui, sa poussière gluante, sa bouche tourbeuse, ses mains, son front, ses oreilles éraillées, charbonnées, brodées de vermillon sali ; sa chair à vif, ses paupières, des tiroirs à rêves qu'on avait oublié de refermer ; son petit torse de marbre que les cris agenouillés de ses parents tentaient en vain de ressusciter. Ce jour-là, mon père s'était empressé d'éteindre la télévision en pensant me rassurer : « C'est loin d'ici, n'aie pas peur. » Cruelle, glaciale indifférence. C'est loin, ce n'est pas chez nous, ça se passe chez les autres, ailleurs. Dans un autre monde, il a failli même dire... Depuis, la guerre n'a eu pour moi qu'un seul nom : le Sud. Et bien qu'on prenne aujourd'hui le soleil épicé des routes qui mènent vers Tyr l'apaisante désormais apaisée, cette idée ne m'a jamais lâché. À tel point que quand mon amie M. me racontait qu'elle a vécu dans son village du Sud pratiquement toute sa vie, jusqu'à l'âge d'aller à la fac, j'ai mis du temps à imaginer la chose. « Je n'y suis jamais allé », avais-je répondu, chuchoté, le front baissé. M. m'a promis de m'y emmener.

 

Et si ça recommençait ?
En partant de chez moi, j'ai saisi à la volée une veste en jeans, sans doute une peur préhistorique, un énième réflexe des temps de guerre insidieusement gravés dans mon code génétique. Une chaleur sèche a beau écraser cette journée d'août, mais la question m'obsédait : et si je ne revenais pas ? Dans la voiture, on baisse les fenêtres et M. laisse flotter les rubans de sa chevelure que le vent du Sud se plaisait à tresser et détresser. J'ai les mains moites, c'est idiot je le sais, mais je pense aux enfants qui se réveillent un beau jour et décident sur le tard de retrouver leurs parents biologiques. De part et d'autre, des drapeaux flanqués de flingues tournés vers les cieux, jaunes, verts, orange, se redressent avec nonchalance sur notre passage, et je ne peux m'empêcher de me demander : et si ça recommençait aujourd'hui, maintenant ? Y aurait-il de nouveau la guerre ? Mais les interrogations se perdent en chemin, avalées par la nature d'un vert invraisemblable, d'une immense générosité qui me secoue et me surprend. Le Sud est une femme bombardée qui ne courbe pas l'échine. Le Sud est une femme dont on a écarté les jambes de force, à une, deux, plusieurs reprises, mais qui se remet sur pied par on ne sait quel miracle ; une femme qui trébuche, chute et se relève, par on ne sait quelle magie. Serait-ce le pouvoir de cette terre qu'on dit sainte ?

 

Parc Gandhi
Passé Nabatiyé la rutilante, poussés un peu plus vers la frontière, on débarque dans le caza de Marjeyoun, au village de Ebel el-Saki. M. pointe son école du doigt, au loin, qui veille à l'ombre des tonnelles comme une maison de vacances. Elle me raconte qu'au sous-sol, on avait aménagé des abris en salles d'études, histoire de continuer à tout prix, à l'heure où nos parents catastrophés accouraient pour nous extraire de nos classes beyrouthines, à la nouvelle d'un attentat. Il y a une église dont les pierres blondes rougissent sous le soleil oblique, une échoppe qui annonce fièrement la vente d'unités pour cartes de recharge téléphoniques, un coiffeur dont des gamins ressortent avec des têtes de petits hommes coupés obole, un parc dédié à Gandhi, la paix qui pousse un cri, allez comprendre... Puis une haie de bougainvilliers dont les clochettes roses pendent comme des confiseries à saisir et, au bout, la maison de M., blottie sous un chêne centenaire, enlacée par les maisonnettes des grands-parents et des cousins. Les parents de M. nous attendent à la porte – une porte qui ne se ferme que rarement ; une porte sur d'autres couleurs, d'autres saveurs, d'autres valeurs... Une bonté intacte que le silence inquiétant du Sud a précieusement conservée. Un peu plus tôt la matinée, la maman de M. a sauvé un chaton éclopé.

 

Dans ces mains, un cœur...
Elle et le papa sont des yeux, des mains. Des yeux qui se plissent pour saluer le soleil qui fait brunir leurs champs. Des yeux qui ont vécu des Niagara de larmes, ont vu du sang et de la chair efflanquée, sans doute celle d'autres enfants comme celui de Cana, mais qui préfèrent désormais regarder loin. Au-delà des bourrasques de la vie et des grondements menaçants des avions qu'on fait voler trop bas. Des mains pour casser l'arak dont les brumes blanches délieront les langues et dénoueront la bobine des souvenirs. Ici, au Sud, le champ des possibles est un jardin à l'arrière de la maison. Il gomme les moments brumeux et raconte des enfances qu'on ne soupçonnerait pas d'être aériennes. Des innocences ballottées par le vent léger, des bonheurs puérils que la ville nous a pris dans sa course folle. Et les premières fois de M. venues au moment où moi, citadin, je n'en voulais plus. Des mains pour malaxer la terre avec l'amour qu'on se doit de lui rendre, pour remuer un taboulé comme on refait le monde, faire frétiller du café au feu de bois comme on touille une potion magique. Des mains pour indiquer la frontière et nous y conduire, moment bouleversant où l'on s'inquiéterait presque de basculer de l'autre côté du miroir. Des mains pour se donner de tout leurs muscles à cette vigne qui résiste. Et puis un cœur dans ces mains qui me tendent ce fruit d'un autre paradis comme on donne une partie de soi. Comme on m'offre, intimidante d'avoir été si longtemps inaccessible, une autre partie de moi.

 

Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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Depuis toujours, la guerre n'a eu pour moi qu'un seul visage : celui d'un enfant fauché lors du massacre de Cana en avril 1996. Il devait avoir mon âge à l'époque, six ou sept ans. Ses images avaient été diffusées aux infos, le soir du carnage. Il me hante encore. Je me souviens de lui, sa poussière gluante, sa bouche tourbeuse, ses mains, son front, ses oreilles éraillées,...

commentaires (2)

LE SUD... AVEC SES FLEUVES ET SES VERGERS... EST UN PARADIS SUR TERRE ! SES HABITANTS SONT ACCUEILLANTS ET FIERS !

LA LIBRE EXPRESSION

10 h 32, le 28 août 2017

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Commentaires (2)

  • LE SUD... AVEC SES FLEUVES ET SES VERGERS... EST UN PARADIS SUR TERRE ! SES HABITANTS SONT ACCUEILLANTS ET FIERS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 32, le 28 août 2017

  • Très beau . Mais est ce une prise de conscience qui vous frappe ou une curiosité géographique de plus ? Je me répondrai à moi même en relisant les 2 dernières phrases de votre MAGNIFIQUE récit Mr Khoury . Que ce recit commemorant la tragedie de Qana , que celui ci puisse être suivi par beaucoup d'autres.

    FRIK-A-FRAK

    09 h 59, le 28 août 2017

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