« Si tu veux t'en sortir, tu dois apprendre à :
lire, écrire, compter, parler et penser. »
Wajdi Mouawad
Ce n'est pas que ce soit surprenant. Bien sûr que non. Nous, Libanais, n'avions plus le moindre doute sur l'incommensurable bêtise de nos institutions. Aujourd'hui, c'est la Sûreté générale, mais hier, ou demain, cela a été, ou sera, n'importe quelle autre. Parce que nous, Libanais, avons réussi à modifier génétiquement notre ADN en y greffant la bêtise. C'en est presque de l'atavisme : nous avons tellement joué à être crétins que nous avons fini par fondamentalement le devenir. C'est une des lois les plus impitoyables de la nature et nous n'y pouvons rien.
L'énième avatar de cette honte sans fin concerne un artiste libano-français, Ziad Doueiri, à qui l'on doit l'un des plus beaux chefs-d'œuvre de notre cinéma national : West Beyrouth (À l'abri, les enfants). C'était en 1998, et le film avait reçu le prix François Chalais au festival de Cannes, un prix au festival de Toronto, un autre au festival de Carthage, encore un au festival de Valladolid et un cinquième au festival de Fribourg. Ziad Doueiri est arrivé dimanche à Beyrouth pour préparer la projection, ce soir, en avant-première, de son dernier opus, L'Insulte, en compétition à la Mostra de Venise où il a été primé : l'acteur palestinien Kamel el-Basha y a reçu le prix d'interprétation masculine. Et Ziad Doueiri a été arrêté à l'aéroport par la Sûreté générale, qui lui a confisqué ses passeports, puis entendu près de 3 heures par le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire. La raison ? Le cinéaste avait tourné une partie de son avant-dernier film, L'Attentat, adapté du roman de Yasmina Khadra, à Jérusalem, en violation, selon l'accusation, de l'article 285 du code pénal libanais, qui interdit « toute visite en territoire ennemi sans autorisation préalable ». Le résultat ? Il y a prescription, Ziad Doueiri est libre, et l'affaire s'est terminée par un non-lieu. Mais les dégâts sont encore une fois immenses.
Qu'on refuse de normaliser les relations institutionnelles entre le Liban et Israël est une chose compréhensible, respectable, même, à l'aune de tous les massacres et de toutes les destructions commis par l'État hébreu sur le territoire libanais. Même si un jour, quand des gens intelligents seront au pouvoir des deux côtés de la ligne bleue, il serait pour le moins intéressant de commencer ne serait-ce qu'à réfléchir à l'éventualité de tourner la page, aux modalités, aux conditions, etc. Comme l'avaient fait il y a plus de 70 ans Français et Allemands, par exemple. Le Liban n'est pas obligé, il souffre de tant d'autres malédictions, d'être le dernier pays arabe à dialoguer avec Israël d'une façon ou d'une autre. Mais la question n'est pas là. L'urgence n'est certainement pas là.
L'urgence, encore et toujours, c'est de stopper la course folle, la dégénérescence illimitée de nos mentalités. De stopper notre détermination rageuse à régresser, à chaque fois. Notre stupide entêtement à toujours vouloir être plus royalistes que le roi ; l'entêtement d'une partie d'entre nous à vouloir absolument transformer le Liban en Hanoï plutôt qu'en Hong Kong, en Gaza plutôt qu'en Ibiza – non que Hong Kong ou Ibiza soient forcément les modèles à suivre, loin de là, mais de là à leur préférer une pseudo-résistance obsolète, mortifère et surtout stérile, il y a un monde. L'urgence, c'est d'en finir avec la vampirisation de nos talents, la vampirisation de ce pays, d'en finir avec ce proto-cannibalisme qui n'est pas loin de nous rayer de la carte. L'urgence, c'est de mettre un terme à des absurdités absolues : une Sûreté générale qui interpelle un artiste pendant qu'un ministère de la Culture le soutient par un tweet.
L'urgence, c'est de légiférer dans l'intérêt du Liban, de sanctuariser une des rarissimes choses qui nous sauve encore aux yeux du monde : notre art et notre culture. L'urgence, c'est d'interdire à des partis politiques, des institutions étatiques, des médias, ou des individus, de s'en prendre à nos artistes, de les accuser de traîtrise ou de collaboration parce qu'au lieu d'ériger des murs, ils construisent des ponts.
L'urgence, c'est d'arrêter de questionner l'éthique et l'honnêteté d'un Ziad Doueiri, qui a perdu des membres de sa famille parce qu'ils défendaient la cause palestinienne, ou d'un Wajdi Mouawad, qui dialogue sur le thème de l'ennemi avec le romancier israélien David Grossman, qui a décrit dans son premier livre les souffrances imposées aux Palestiniens par l'armée israélienne et qu'Yitzhak Shamir en personne avait, à l'époque, accusé de traîtrise. L'urgence, c'est d'afficher haut et fort notre fierté en nous-mêmes, femmes et hommes d'art, de culture, de sciences et de progrès, et pas parce qu'on a cuisiné le plus gros tabboulé ou hommos du monde, pas parce qu'on abrite une milice plus forte que notre armée, pas parce qu'on est un des pays les plus corrompus et ingouvernables de la planète, pas, non plus, parce qu'on peut skier, puis nager, à trente minutes d'intervalle.
L'urgence, c'est de sortir de l'obscurantisme une fois pour toutes. Et de la milice, surtout – la milice dans toute l'étendue de son aberration.
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P.S. : il n'en avait pas besoin, mais Ziad Doueiri peut remercier tous ceux qui ont contribué à son interpellation et son audition : son film triomphera définitivement au Liban. Et ailleurs. Et peut-être même aux oscars.
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Un artiste (sic) étranger de nationalité syrienne, Hussein ed-Dik insulte et menace un agent de la Sûreté générale libanaise à l'aéroport international de Beyrouth, on le laisse poursuivre son voyage... vous parlez encore de souveraineté libanaise ?
14 h 08, le 12 septembre 2017