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Liban

L’affaire Doueiri, une tentative d’intimidation perdante... et perdue

La « moumanaa » ne supporte toujours pas le moindre débat sur la mémoire et la réconciliation.

Ziad Doueiri, brandissant hier, à sa sortie du tribunal militaire, ses deux passeports libanais et français, qui lui avaient été confisqués dimanche soir à son arrivée à l’aéroport de Beyrouth. Anwar Amro/AFP

Le réalisateur libanais Ziad Doueiri a bénéficié hier d'un non-lieu, prononcé par le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, le juge Sakr Sakr, au terme d'un interrogatoire de près d'une heure au siège du tribunal, après deux heures d'attente.

Interpellé dimanche soir à l'aéroport de Beyrouth, ses deux passeports libanais et français confisqués, le réalisateur, au Liban pour l'avant-première, ce soir, de son nouveau film L'Insulte, était accusé d'avoir violé l'article 285 du code pénal libanais en se rendant en Israël entre 2010 et 2011, à l'époque du tournage de son film L'attaque – adaptation du roman L'attentat de Yasmina Khadra. Constatant la prescription du délit, dont le délai est de trois ans, le juge n'avait d'autre choix que de clore le dossier pour un motif de forme.
Le non-lieu met fin définitivement aux poursuites pénales et à l'examen de l'affaire sur le fond. Il n'empêche que des échanges sur le fond de l'affaire ont eu lieu entre le juge et l'accusé.

À une question du juge sur les raisons de la visite du réalisateur en territoires occupés, ce dernier aurait évoqué les fins de tournage de son film. Il révélera ensuite aux médias que « le juge n'a pas constaté d'intention criminelle au sujet de la cause palestinienne ».
Soulignons que l'article 285 du code pénal prévoit une peine d'un an au moins d'emprisonnement et une amende pour « tout Libanais (...) résidant au Liban qui serait rentré, directement ou indirectement, en territoire ennemi, sans l'accord du gouvernement libanais », quel que soit le but de sa visite.

Techniquement, et en dehors de l'accord du gouvernement, il s'agit d'une « infraction matérielle où le mobile criminel, qu'il existe ou pas, ne joue pas », explique l'éminent pénaliste Akram Azouri à L'Orient-Le Jour. Une dépénalisation reste toutefois possible en cas de fait justificatif, précise-t-il. L'évaluation de ce fait justificatif serait relativement facile, par exemple, lorsque l'entrée en territoire ennemi sert à protéger l'intégrité physique d'un tiers, comme lorsqu'une personne franchit la frontière pour secourir un ressortissant libanais kidnappé par l'ennemi. En revanche, lorsque l'entrée en territoire ennemi n'est pas « un moyen technique de protection d'un intérêt » supérieur manifeste, la dépénalisation devient tributaire de l' « appréciation politique » du juge. Le cas de visites religieuses en territoires occupés, y compris la visite controversée du patriarche maronite à Jérusalem, seraient propices à une appréciation de cette nature, et qui, de l'avis du pénaliste, aboutirait à établir un fait justificatif en l'espèce.

L'avocat Nagib Lyan, qui a accompagné hier M. Doueiri au tribunal militaire, se dit confiant qu'il aurait pu établir l'existence d'un fait justificatif de la visite du réalisateur en Israël. Il s'attarde ainsi sur l'objectif de tourner un film porteur d'un message propalestinien et servant d'acte de « résistance pacifiste ». Et de s'interroger : « Pourquoi un Libanais qui se rend en territoire ennemi pour y perpétrer un attentat n'est pas incriminé, alors qu'un autre qui va y tourner un film engagé le serait ? Ziad Doueiri n'a pas une mitraillette, mais il a son art. »
Même s'il salue « la décision impeccable du juge Sakr », M. Lyan n'aurait pas été mécontent d'une ouverture du procès. « Si le juge avait décidé de déférer l'affaire devant le juge militaire, nous aurions eu l'occasion d'évoquer les motifs de la visite de M. Doueiri en territoires occupés et l'occasion surtout de couper court, d'une manière générale, à l'instrumentalisation politique sournoise de la cause palestinienne », dit-il à L'OLJ.
Ce qui aurait également pu jouer en faveur de M. Doueiri serait le fait qu'il avait déposé, avant sa visite, une demande officielle auprès du ministère de la Défense, restée alors sans réponse.

Par-delà la question, sujette à des avis divergents, de savoir si le silence du ministère vaut autorisation tacite, son initiative de solliciter une autorisation préalable et d'informer les autorités de sa visite aurait certainement été prise en compte à sa décharge par le juge, confirme M. Azouri.

 

(Lire aussi : "Les lois régissant les contacts entre Libanais et Israéliens sont problématiques à plusieurs niveaux")

 

 

En dehors de la sphère juridique, la polémique autour du tournage de L'Attaque en Israël avait pris fin de facto. Depuis 2011, en effet, le réalisateur multiplie ses va-et-vient à Beyrouth sans être sollicité sur cette question. Son dernier film, L'Insulte, filmé à Beyrouth, a obtenu tous les visas nécessaires, y compris le permis de projection.
L'origine de l'acharnement contre M. Doueiri serait donc à chercher sur un terrain qui n'est ni celui du droit ni celui des institutions, et encore moins du débat d'idées. Les poursuites pénales avaient été déclenchées à la suite d'une notification faite au tribunal militaire en juin dernier, soit il y a plus de deux mois. Sachant que le réalisateur avait effectué des allers-retours au Liban pendant cette période, pourquoi avoir attendu le timing de son retour de Venise, où son film a été ovationné et primé, pour lui faire subir un interrogatoire de deux heures et demie à l'aéroport, lui confisquer ses deux passeports et le sommer de comparaître dans les 72 heures qui suivent devant les services de renseignements de l'armée ? Pourquoi avoir entamé la procédure à deux jours de l'avant-première de L'Insulte, ce soir, à Beyrouth ?

Pour son avocat, le timing est révélateur de l'identité des parties derrière la polémique. « Il y a ceux qui sont jaloux du succès de Ziad Doueiri, mais il y a aussi les politiques qui veulent vider le Liban de ses forces vives dans la continuation de la politique du régime syrien », estime M. Lyan, dans une allusion à peine voilée au Hezbollah, principal allié de Damas au Liban.

Un article du quotidien al-Akhbar, proche du parti chiite, mis en ligne dimanche soir – le soir de l'interpellation du réalisateur par la Sûreté générale à l'aéroport – sommait les autorités de condamner le réalisateur « s'il ne s'excuse pas pour son crime ». Un autre pamphlet, publié quelques jours plus tôt, avait rappelé sa visite en Israël, jugeant par ailleurs L'Attaque « pro-israélien », et L'Insulte, trop indulgent à l'égard des acteurs chrétiens de la guerre civile. Une autre manière de stigmatiser toute approche pacificatrice, qu'elle soit celle de la cause palestinienne – dossier sur lequel le Hezbollah tente de s'arroger un monopole – ou celle de la mémoire de guerre des Libanais – usurpée par l'autorité de tutelle syrienne après la fin de la guerre. Toute démarche pensée en dehors du discours belliqueux, violent, est, dans la logique de la « moumanaa », synonyme « d'intelligence avec l'ennemi ».

Ces accusations n'avaient pas été sans provoquer une importante vague de solidarité avec le réalisateur, aussi bien dans la blogosphère que sur la scène politique. Les Forces libanaises ont condamné « une tentative de dompter la société libanaise » et le chef du parti Kataëb, le député Samy Gemayel, a rappelé que « l'art transcende tous les conflits ». Le ministre de la Culture, Ghattas Khoury, qui avait participé à la présentation du film à la Mostra de Venise et avait ensuite choisi L'Insulte pour représenter le Liban aux Oscars, a rappelé, depuis Moscou, le talent et la renommée de Ziad Doueiri, « à qui le respect est dû ».
L'affaire avait d'ailleurs dès dimanche soir franchi les limites de la scène locale. Productrice de L'Insulte, l'actrice Julie Gayet avait dénoncé l'interpellation de M. Doueiri. « Nous sommes tous choqués et dénonçons cette absurdité, qui n'est qu'une intimidation. C'est un prétexte absurde et moyen-âgeux qui fait surface la veille de la sortie de son film à Beyrouth », avait déclaré Julie Gayet, dans des propos rapportés par Le Figaro. « Tout cela est complètement fou, surtout quand on sait que L'Insulte est un film qui prône la discussion, la paix et l'importance de s'ouvrir à l'autre », avait-elle ajouté.

Le Parti socialiste français a lui aussi condamné « vigoureusement » dimanche soir, dans un communiqué, la convocation de M. Doueiri, s' « étonnant du traitement qui lui a été infligé ».

 

 

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