Le principal élément qui interpelle dans la réunion de dialogue socio-économique qui s'est tenue hier dans la matinée à Baabda, c'est la convergence de vues d'une partie du patronat et des travailleurs au sujet de la nouvelle échelle des salaires dans les secteurs public et scolaire, et des sources de financement qui lui ont été attribuées. Nombreux sont ceux qui n'ont pas contesté la légitimité de la nouvelle grille, mais tous ont émis de fortes réserves sur les mesures fiscales et les surtaxes décidées pour la financer, non seulement parce qu'elles risquent de neutraliser à terme les effets de cette hausse des salaires, mais parce qu'elles contribueront à accentuer le marasme économique.
Sauf que cette analogie apparue dans les positions est restée très limitée, et de profondes divergences sont apparues sur plusieurs points en rapport avec les deux textes de loi, ce qui s'explique surtout par la rapidité avec laquelle les mesures de financement avaient été décidées puis adoptées au Parlement, indépendamment du projet de budget, qui, comme on le sait, reflète la politique économico-financière et la vision d'avenir de l'État.
Situation « critique »
La réunion de Baabda, qui s'est tenue sur fond de protestation syndicale, motivée par la peur d'une abrogation des deux lois, a regroupé autour du président Michel Aoun le chef du gouvernement, Saad Hariri, les ministres et les parlementaires concernés ainsi que les représentants des divers secteurs d'activité officielle et privée. Elle s'est achevée sur une promesse du président de prendre la décision convenable à toutes les parties concernées.
Le chef de l'État a d'emblée expliqué à l'ouverture de la réunion qu'il s'agit d'engager des consultations pour régler des contradictions apparues après la promulgation des deux lois. « Nous allons réunir les points de vue et les étudier en détail, en vue de prendre la position qui s'impose par rapport aux deux textes. Des revendications légitimes seront respectées. Nous cherchons seulement à modifier certaines erreurs qui ont été commises. Nos capacités sont limitées et la situation économique est critique, avec un déficit de la balance commerciale. Un règlement responsable et général est indispensable », a affirmé Michel Aoun. Le ton est ainsi donné.
Mais, de sources informées, on exclut que le chef de l'État renvoie au Parlement la loi relative au financement de la grille des salaires, contrairement aux rumeurs qui ont couru à ce sujet au cours des deux derniers jours. Selon ces sources, les deux textes ne seront pas dissociés, en ce sens que M. Aoun les signera, mais à condition que les lacunes qu'ils comportent, notamment au niveau des surimpositions et taxations envisagées, soient corrigées à travers des propositions de loi portant amendement des points contestés.
Il reste prématuré de donner des détails sur ces points, la réunion d'hier ayant porté sur des généralités, chaque représentant de secteur ayant donné son point de vue sur la question. C'est le président qui a ouvert le débat en soulignant les « circonstances difficiles que traverse le pays ». « On parle de corruption, mais personne ne dit comment la régler. Ceux qui croient que la culture d'une société corrompue l'emporte sur la culture de réforme se trompent, parce que la société est fondée sur des bases saines », a-t-il ajouté, rappelant qu'il avait promis de proposer un plan économique lorsqu'il avait été élu, mais qu'il avait dû le retarder à cause de nombreux dossiers, dont celui de la loi électorale.
La colère des écoles catholiques
Le Premier ministre a ensuite pris la parole pour se féliciter de ce que les différents partenaires socio-économiques ont pu se retrouver autour d'une même table « pour une entreprise qui est dans l'intérêt général du pays ». Saad Hariri a mis l'accent sur la stabilité sécuritaire et politique, ainsi que sur ses répercussions sur le secteur économique, rappelant les réformes engagées par son équipe. « Nous sommes soucieux du secteur privé autant que du secteur public », a-t-il fait valoir.
À tour de rôle, les représentants de chaque secteur d'activité ont pris la parole, chacun pendant cinq minutes. Selon les informations obtenues, les plus virulents ont été le président de l'Association des commerçants de Beyrouth, Nicolas Chammas, qui a exposé les éventuelles répercussions de la hausse des salaires sur l'économie, ainsi que le secrétaire général des écoles catholiques, le père Boutros Azar, qui a axé son intervention sur les conséquences de la mise en vigueur des nouveaux salaires sur les écoles, évoquant une hausse des frais de scolarité et les risques de fermeture des établissements scolaires qui accueillent entre 400 et 500 élèves.
Toujours selon les mêmes informations, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a été rassurant quant à l'état des finances publiques, mais a quand même demandé aux autorités de faire attention au brasier qui entoure le Liban, mettant en garde contre une politique qui peut mettre la pression sur la livre, au moment où le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, expliquait pour sa part les amendements qu'il est possible d'introduire à la loi sur les sources de financement.
Rationalisation
Les organismes économiques, représentés à la réunion par l'ancien ministre Adnane Kassar, se sont félicités de l'initiative du chef de l'État et ont jugé nécessaire que le gouvernement rectifie le tir « d'autant que la dette publique risque de passer de 75 milliards de dollars à 110 milliards en 2020, ce qui augure d'une catastrophe économique, compte tenu des taxes non étudiées qui figurent dans la loi contestée ». Les organismes économiques ont pressé le chef de l'État de « renvoyer le texte au Parlement en vue d'une révision des taxes et des impôts prévus pour financer la grille des salaires ».
Le président du Conseil économique et social, Roger Nasnas, devait souligner à bon escient d'ailleurs que ce dialogue aurait pu être mené par l'instance qu'il préside, en amont bien entendu, si celle-ci avait été dotée des instruments nécessaires à son fonctionnement : une assemblée, des employés et un budget. Il est utile de rappeler dans ce contexte que la mission du CES, dont les gouvernements successifs se sont totalement désintéressés, est précisément d'encourager le dialogue entre les acteurs économiques et sociaux afin de mettre en place des stratégies pour le développement du pays. M. Nasnas a plaidé pour des réformes substantielles devant permettre de rationaliser les dépenses publiques et de mettre fin au gaspillage « sous toutes ses formes ». Il a estimé que le financement de l'échelle des salaires doit tenir compte du marasme économique en cours. « Une taxe ne sert pas seulement à couvrir des dépenses, mais son importance réside dans le fait qu'elle peut dynamiser l'économie », a-t-il observé, avant de mettre en garde contre « des règlements partiels du dossier socio-économique ».
(Lire aussi : Jreissati promet une loi pour séparer les caisses de solidarité de la grille des salaires)
Gaspillage « à l'aéroport »
À son tour, le président de la CGTL, Béchara Asmar, a rejeté les taxes et les impôts qui touchent les personnes à revenus limités et plaidé pour des taxes ascendantes imposées en fonction de l'importance des revenus, « ce qui nous permettra de nous rapprocher de l'édification d'un État-providence ». Selon lui, des taxes élevées n'affecteront pas le rendement des gros contribuables. Dans le même ordre d'idées, il a posé une série de questions dont le but était de montrer que ce sont ces derniers qui « privent l'État d'importantes recettes ». « La Bank Audi avait évalué à 4,2 milliards de dollars en 2016 le montant de l'évasion fiscale. Peut-on dire que ce sont les travailleurs, les militaires ou les fonctionnaires qui échappent au fisc, qui ne paient pas les taxes douanières, qui opèrent des adjudications fictives et qui réalisent des projets fictifs ou qui paient des milliards de livres à des associations fictives ? » s'est interrogé M. Asmar, qui a dénoncé le gaspillage au sein de l'administration et à l'aéroport.
Au terme de la réunion, le président Aoun a repris la parole, pour souligner que le dialogue a permis de « mettre en évidence des points communs entre les personnes présentes », en affirmant qu'il compte les prendre en considération au moment de prendre sa décision au sujet des deux lois, et en insistant sur le fait que les lois « ne doivent pas être contradictoires avec d'autres ou affecter des éléments fondamentaux pouvant avoir une influence quelconque sur la stabilité du pays ». Il a assuré que « les lacunes apparues dans les deux lois seront réglées en fonction des règles constitutionnelles ».
Le président a en outre promis d'œuvrer avec toutes les parties pour établir un plan de nature à assurer une stabilité économique et s'est engagé à réaliser les réformes nécessaires et combattre la corruption.
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La liste des participants
Voici la liste des participants à la table ronde, hier, présidée par le chef de l'État, Michel Aoun :
Le Premier ministre Saad Hariri ; les ministres Marwan Hamadé, Ali Hassan Khalil, Yaacoub Sarraf, Hussein Hajj Hassan, Salim Jreïssati, Melhem Riachi, Avédis Guidanian et Raëd Khoury ; le président de la commission parlementaire des Finances, le député Ibrahim Kanaan ; le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé ; le président des organismes économiques, l'ancien ministre Adnane Kassar ; le président du Conseil économique et social, Roger Nasnas ; le bâtonnier de l'ordre des avocats de Beyrouth, Antonio Hachem ; le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani ; le président du syndicat des enseignants des écoles privées, Rodolphe Abboud ; le secrétaire général de l'Union des syndicats touristiques, Jean Beyrouthi ; le président de la Fédération des instituts éducatifs privés, le père Boutros Azar ; le président de la Fédération des travailleurs des offices indépendants, Charbel Saleh ; le président de la Chambre internationale de commerce, Wajih el-Bizri ; le président de l'Association des banques, Joseph Torbey ; le président de l'Association des commerçants de Beyrouth, Nicolas Chammas ; le président de l'Association des industriels, Fady Gemayel ; le président de la Confédération générale des travailleurs libanais, Béchara Asmar ; le président du Rassemblement des dirigeants et chefs d'entreprises libanais, Fouad Zmokhol ; le président de la Lebanese Franchise Association (LFA), Charles Arbid ; le représentant de la Fédération des chambres de commerce et d'industrie au Liban, Nabil Fahed ; le président du Conseil national des économistes libanais, Salah Osseirane ; le président du Forum économique, Rafic Zantout, et le président de la Ligue des enseignants de l'Université libanaise, Mohammad Smiley.
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commentaires (5)
Nous avons lu la déclaration suivante : «On parle de corruption, mais personne ne dit comment la régler». Pourtant, c’est clair comme le jour. Beaucoup d’autres l’ont fait avant nous et avec succès. Régler le problème de la corruption est une question de volonté et de méthode. Avons-nous la volonté? C’est douteux. Apparemment la corruption arrange beaucoup de monde. Avons-nous la méthode? Elle existe, il n’y a qu’à l’appliquer. Si quelqu’un manque d’idées, nous pourrions, s’il le souhaite, lui en donner.
Citoyen volé
12 h 15, le 15 août 2017