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Lifestyle - Photo-roman

La table numéro 3 du snack Abou Tony

Je raconte et parcours mon village mal-aimé, que le temps et l'homme ont transformé en petite ville, à l'affût de ce quelque chose qui préservera son vrai visage...

Photo Ayla Hibri

Quand je dis « mon village », on imagine de prime abord une maison centenaire dont les joues chiffonnées de souvenirs rosissent au souffle de l'aurore. Ses pierres blondes alourdies par les lézards péinards, blotties au creux des pinèdes qui parsèment leurs épines aux pieds des volets craquelés. Ses longs déjeuners de famille qui se déploient sur des nappes en crochet, cousues l'hiver par une grand-mère aux doigts de fée. Ses dîners chapeautés d'une vigne perlée de raisins potelés et noyés dans des sonates d'élytres. Sa cour dont l'étreinte chaude titille les essences de jasmin et menthe sauvage, résine, sauge et gardénias. Et où les enfants courent et s'écorchent les genoux à vouloir barboter dans le bassin parsemé de bougainvilliers que le vent fait rouler dans sa paume douce. Une place toujours en fête, un épicier jamais parti, des vieux sans âge, des bruits simples qui grimpent et pourchassent les nuages de passage. Un clocher bavard, qu'on pensait pourtant essoufflé et qui fait battre le cœur des dames en mantilles dentelées. Plus bas, des potagers tapissés de couleurs légères que des doigts fendillés sauront trouver, récolter puis emporter dans les vertiges inénarrables des paniers en osier.

 

Pas un voyage, ni une destination
Mon village n'a rien à voir avec cette carte postale. C'est à peine s'il mérite son statut de village. Mon village n'est pas là où se trouve la seconde maison, celle où l'on se rend quand l'été en ville se fait trop poisseux. Mon village, dont nul n'a jamais entendu parler, qui ne recèle aucune célébrité nationale et qui n'a aucune parenté avec les villégiatures où accourent les Beyrouthins, est plus bas que Baabdate, à l'est de Aley, en dessous de Bickfaya. C'est ainsi qu'on l'indique, toujours par rapport aux autres, comme s'il n'existait que pour nous. Là-bas, il n'y a pas de lieux élégants, ni de pépites kitsch ou d'hôtels à l'élégance ternie. Pas de gens bien habillés ou d'hommes en sarouals. Ce n'est pas un voyage, ni même une destination. C'est mon village, c'est tout. Là où je reviens de moins en moins depuis que je me suis fait citadin par la force des choses. Même les routes tentaculaires et les taxis fantômes semblent snober ce fief. La guerre, pareil, pas assez intéressée par ce coin pour en faire un point névralgique. Mais suffisamment intense pour y tailler une blessure, faire muter le paysage et partir les gens. Puis accueillir de nouveaux venus, issus de la classe moyenne, attirés disent-ils par les prix cléments, le climat indulgent et le dernier fragment d'un pseudo-panorama sur Beyrouth. Et voilà, c'est ainsi qu'en catimini, mon village a pris des airs de ville miniature. Les dernières maisons aux tuiles abeilles, celles qui protégeaient les trésors de ces enfances tachetées de sourires et de chagrins, ont été rasées au profit d'immondes immeubles avortés, ou, pire, victimes d'un lifting raté à vouloir se rêver villas meringuées.

 

Une curieuse balade
Ma mère a gardé la maison qui, désormais, se recroqueville sur son passé, ballottée entre les grues et les tronçonneuses au battement menaçant. Je m'y rends parfois pendant les week-ends pour lui faire plaisir et surtout me faire plaisir, prendre un peu de (ce qui reste de) verdure et me nourrir convenablement. L'autre jour, j'ai eu la curieuse idée d'aller m'y balader. C'était en fin d'après-midi. Je ne l'avais pas fait depuis des lustres. Au pied du cimetière où repose mon grand-père, ils étaient en train de creuser un parking en colimaçon. Il semble que le temps où l'on suivait à pied, voire à genoux, les cercueils pour un dernier au revoir est révolu. En face, l'église se prend pour un centre commercial avec sa boutique de souvenirs clinquants et son terrain de basket flanqué de posters et de projecteurs. Ses statuettes solitaires aux longues chapes de bois sont rongées par des nappes d'usure à défaut de se faire miraculeuses aux larmes d'huile. Je marche, tourne en rond et me faufile entre les mobylettes qui hurlent pour ne rien dire en fendant hystériquement leur crachin poussiéreux. Sur les balcons mal conçus, trop bas, les femmes en chemise de nuit et les hommes en flanelles bercent leur ennui aux yeux bouffis sur des balancelles mal accordées qui donnent la réplique à des téléviseurs muets. À mon passage, ils accoudent leur curiosité aux balustrades rouillées d'où pend du linge oublié. Sinon, ils passent le temps à ne rien attendre, à ne plus s'attendre à rien. Aucun vendeur de kaak, kaak! au refrain nasillard, nul légumier à la voix de muezzin ou cortège parsemé de riz ne viendra à eux. Je me retrouve face au snack Abou Tony. Lequel avec emm Tony, de Tony, et ses trois frères Charbel, Jad et Georges, sa sœur Takla forment une haie joyeuse lorsque je franchis le seuil de l'endroit. Leurs bras, des tentacules fleuries, se nouent autour de moi, m'empoignent et m'emmaillotent, me gavent de cette affection qui m'attendrit et m'énerve à la fois. Ils astiquent la nappe en plastique d'une table à laquelle ils insistent à m'asseoir. Elle porte le numéro 3 et il paraît que j'aimais m'y installer parce que, à partir d'ici, à l'époque, je pouvais voir le sommet des arbres que taillait mon père. Les hommes parlent sans trêve, dans un méli-mélo testostéroné où les racontars sont hachurés par des questions qui rebondissent sur des exclamations. Emm Tony, suivie par Takla, accourt alors au frigo d'où elle revient avec une coupe en stainless steel. Je la reconnais, je l'aurai reconnue les yeux bandés. Trois boules de glace parfum « chocolat mou ». N'essayez pas de comprendre. Mes chemises, mes bermudas en gardent encore des taches brunes que rien ne réussissait à gommer, ni eau écarlate, ni sel, ni soude, ni ammoniaque. Ces trois boules au goût indélébile, comme autant de choses d'une enfance dont on ne guérit jamais. Comme autant de madeleines qui font gazouiller le cœur, on ne sait trop pourquoi. Qui me rappellent, quand j'ai tendance à l'oublier, que c'est de là que je viens, là (d')où je suis. On appelle ça un village.

 

Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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Quand je dis « mon village », on imagine de prime abord une maison centenaire dont les joues chiffonnées de souvenirs rosissent au souffle de l'aurore. Ses pierres blondes alourdies par les lézards péinards, blotties au creux des pinèdes qui parsèment leurs épines aux pieds des volets craquelés. Ses longs déjeuners de famille qui se déploient sur des nappes en crochet, cousues...

commentaires (1)

Superbe Mr Khoury, j'ai cru, à lire l'en-tête que vous ecriveriez sur "mon Abou Tony dans mon village". J'ai finalement réalisé que presque tous "nos villages" sont devenus des villes et les images dont nous guardons ressemble au "hanin" des émigrés d'antan qui revenaient au Liban après des années d'absence. Bientôt il ne restera plus rien de ce Liban où nous avons vécu sauf le souvenir.

Allam Charles K

10 h 05, le 01 août 2017

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Commentaires (1)

  • Superbe Mr Khoury, j'ai cru, à lire l'en-tête que vous ecriveriez sur "mon Abou Tony dans mon village". J'ai finalement réalisé que presque tous "nos villages" sont devenus des villes et les images dont nous guardons ressemble au "hanin" des émigrés d'antan qui revenaient au Liban après des années d'absence. Bientôt il ne restera plus rien de ce Liban où nous avons vécu sauf le souvenir.

    Allam Charles K

    10 h 05, le 01 août 2017

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