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Lifestyle - Photo-roman

« Moi, je ne dis jamais non à mes clients... »

Un vieil épicier de quartier, l'un des derniers témoins d'un passé décomposé, raconte son parcours, comme la mise en scène d'un Beyrouth qui file entre les mains.

Photo Tanya Traboulsi

Quand j'étais enfant, ce qu'on appelle Achrafieh aujourd'hui était ce lieu où les Beyrouthins de la côte venaient estiver. Les poumons, les ailes et les épaules dénudées, et les bras pointés au ciel de cette ville potable à l'époque... Ici même, au début des années 60, dans un garage que mon papa m'avait légué, j'ai monté de toutes pièces ma petite échoppe. Boutiquier ou épicier, je vous laisse le soin de choisir, car, de toute manière, ces deux termes me font de l'urticaire. C'est que contrairement aux légendes urbaines, la gestion des finances n'a jamais été mon fort. Preuve en est : même si le voisinage en entier s'est toujours nourri grâce à ma dekkéné, mon compte en banque n'a jamais cessé de flirter avec le zéro. Allez comprendre...

Dans cette ruelle cintrée et escarpée de Jeïtaoui, je partageais le trottoir avec un coiffeur, un quincaillier, un garagiste et un boucher. Et on traversait la rue pour se rendre chez le marchand de fleurs, le libraire, le couturier et le pâtissier. Les quartiers ressemblaient encore à des quartiers. J'en suis l'un des seuls survivants.

La journée peut commencer
Ma journée ? Depuis toujours, elle a commencé très tôt, à l'heure murmurante où seul le boucher tire son épée pour égorger les silences oubliés par la nuit filante. Je dégringole à ce moment – j'habite au premier –, la raie sur le côté tracée de frais, embué par l'eau de Cologne Bien-Être bleue à la lavande, dont je me tapote les joues. Au creux de ma poche, s'impatientent et carillonnent les clés de ma caverne d'Ali Baba. Aussitôt, à ce tintement lumineux qui donne la réplique aux premiers balbutiements des cloches, galope un gamin fatigué de mendier, comme le préconise son papa.

Je lui donne quelques sous et il se précipite pour m'aider à lever la lourde banne de fer, rideau qui se lève sur une ville ensommeillée. Et c'est comme si, sur son petit dos courbé, s'arc-boutait le soleil pour s'arracher à ses draps montagneux. La journée peut alors commencer. J'installe l'extérieur, des étagères de chips, une machine de Merry Cream l'été, fruits et légumes de toute saison. Je les étale fièrement au grand jour, contrairement aux supermarchés qui leur flanquent une lumière rosée pour donner bonne mine à ces OGM. Juste le temps de faire le chapelet, juste le temps d'une ou deux gorgées de café et puis j'abandonne au fond de ma tasse des tas d'histoires brunes ramollies par le marc.

Épices et collants
Mes premières clientes se pointent et se faufilent entre les éponges végétales qui semblent pleuvoir du plafond fendillé. Certaines sont en chemise de nuit, d'autres portent la petite laine lâchée sur l'épaule, ça leur fait deux bras ballants sur les côtés. Les matins sont encore parfois frais sur cette colline plantée au cœur de la ville. Des cris se font écho, cousus à partir d'un délicieux sabir fait de français et d'arabe, à parler grave et fort, traînant, roulant sur les r et chantant la dernière syllabe. Entre deux pesées d'œufs ou de détergent que je vends au kilo, elles grignotent un ras el-abed ou piochent dans un sachet de bézér.

Empilés sur mon sol en ciment brut, adossés aux murs de pierre, jusqu'à toucher les ampoules nues qui se dandinent, des sacs de toutes les graines et épices possibles. Je dois honorer ma profession après tout. Du sumac le plus fin au borghol le plus gros, haricots, yeux noirs, lingots, haricots rouges. Les lentilles, vertes ou corail, les fèves et févettes, cumin et thym séché s'entortillent dans mon chez-moi pour dessiner une mosaïque aux couleurs terre. Parfois, lorsqu'une cliente ne trouve pas son bonheur, je l'emmène dans la cave pour qu'elle fasse son choix. J'ai une devise : ne jamais dire non à mes chalands. D'ailleurs, je les ai toujours desservis, même sous les bombes. Et le peu d'argent que je me suis fait, je l'ai réinvesti pour élargir mon entreprise : un stand de produits de beauté locaux, des collants et bas pour les urgences de ces dames et, récemment, des cartes de recharge pour téléphones portables. Le symbole d'une vie au jour le jour, en fait, sans se soucier du lendemain, d'un quotidien sans exigences, sans hautes attentes, au gré d'une balancelle à partir de laquelle les voisines les plus paresseuses me lançaient leurs paniers en osier.

Les après-midi
La plupart de mes habitués ont des comptes à crédit. C'est comme la famille. Entre nous, entière confiance. Lorsqu'ils ont fini leurs emplettes, je prétends gribouiller au crayon mine des acomptes chinoisant sur des bouts de papiers jaunis, dont finissent par se charger les mites de mes tiroirs qui crissent et mordent les doigts. Quand je manque de pièces en fin de matinée, je rends en chewing-gum Chicklets, c'est monnaie courante ici. Ensuite, de mon pseudo-bureau planqué au fond, sous une machine à moudre le café, j'observe d'un œil mon poste de télévision et ses personnages hachurés, et de l'autre le manège des vies en clair-obscur qui flageolent dehors. J'ai faim, souvent tôt. Ma femme Samira me descend alors une marmite de yakhné éclaboussée de citron, du riz bien beurré et des oignons crus. Je m'étire sur ma chaise en cuir affaissé alors que les vociférations des mobylettes, les klaxons des taxis farcis, les discussions des passants déclinent et se paralysent à ma porte, comme épuisés, en fin de course. Je m'endors et en profitent alors des enfants pour décapsuler en catimini une bouteille de Pepsi – ces tout-petits qui m'appellent Ammo de génération en génération et que les hypermarchés d'aujourd'hui menottent presque pour un piètre bonbon volé...

 

Chaque lundi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C'est un peu cela, un photo-roman : à partir de l'image d'un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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Quand j'étais enfant, ce qu'on appelle Achrafieh aujourd'hui était ce lieu où les Beyrouthins de la côte venaient estiver. Les poumons, les ailes et les épaules dénudées, et les bras pointés au ciel de cette ville potable à l'époque... Ici même, au début des années 60, dans un garage que mon papa m'avait légué, j'ai monté de toutes pièces ma petite échoppe. Boutiquier ou...

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Quel beau temps ce que j'ai vécu !!!!

Eleni Caridopoulou

17 h 21, le 10 juillet 2017

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Commentaires (1)

  • Quel beau temps ce que j'ai vécu !!!!

    Eleni Caridopoulou

    17 h 21, le 10 juillet 2017

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