Lorsque l'analyste politique Hanin Ghaddar dénonce les dogmes dévastateurs des libertés, ses joues rebondies s'enflamment, ses petits yeux noirs s'allongent et s'ornent de ridules, accentuant le charme d'un grain de beauté anarchique logé sous l'une de ses paupières.
Le regard à la fois animé et implacable reflète la passion et « la détermination » de celle qui sait « plus que tout » déconstruire les détours idéologiques par lesquels les autoritarismes s'imposent, comme s'est imposé le Hezbollah dès la fin des années 80 au Liban-Sud, y compris à Ghaziyé, village limitrophe de Saïda dont elle est originaire. « Le village est devenu religieux lorsque le Hezbollah, d'abord présent comme résistance, a commencé à revendiquer une idéologie fondée sur l'identité religieuse. » Subitement, « la femme devait porter le voile » en signe d'appartenance à « une identité chiite » associée à « la résistance » qui, elle, remonterait à Karbala, s'exclame l'ancienne rédactrice en chef du site Now. « Tout devenait lié, comme si ne pas porter le voile conduirait à l'effondrement de l'édifice idéologique », constatera, à l'époque, l'adolescente.
Pour elle, les choses étaient simples : « Le rituel de Achoura n'était plus celui que j'avais connu dans l'enfance. Il devenait affligeant et cela ne me plaisait pas. » « Ayant grandi avec le Hezbollah, celui-ci incarne tout ce que j'ai combattu dans ma vie personnelle », dit-elle. Depuis, son militantisme complet contre le parti chiite n'a pas été de tout repos. C'est le plus souvent par les insultes et les menaces, avec une violence morale et psychologique à la limite de l'insupportable, que ses articles, ses analyses et ses participations à des congrès internationaux sont accueillis.
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Entre l'arabe en dialecte sudiste et l'anglais parfaitement maîtrisé, les mots sont simples, mêlant politique et confidences de femme, le discernement limpide, l'analyse étayée par des exemples percutants... jusqu'à ce qu'apparaisse – et cela est inévitable pour une femme au sens de l'humour marqué – l'ultime argument de sa rhétorique : un sourire large, parfois un rire généreux, éclat d'humanisme, de sincérité.
Il lui a toujours paru « évident » qu'elle ne se résignerait pas à une vie dictée par un père, certes laïc, mais dont « l'extrême conformisme » est tel qu'il aurait été « plus facile (pour elle) qu'il soit dévot ».
À 16 ans, quand elle se voit proposer d'épouser son cousin germain, alors doctorant, sans y donner suite, elle est critiquée pour avoir snobé son prétendant, qui, lui, est vanté pour ses qualités. « J'ai compris alors que la femme est l'homme qu'elle épouse. En dehors de cela, elle n'est rien. » Dans son soulèvement contre l'ordre moral, la jeune élève avait l'appui de sa mère, à qui elle doit son « esprit critique ». C'est elle qui l'a bercée, dès l'âge de trois ans, de lectures de Mahmoud Darwiche et Gibran Khalil Gibran. C'est elle aussi qui « avait l'habitude de nous emmener à Saïda, en été, à la seule librairie de la ville. C'est là, nous disait-elle, le seul endroit où vous pouvez faire des achats sans limites ». De fait, le passe-temps de l'écolière pendant la guerre sera la lecture.
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Sortir du joug du patriarche
Mais pour s'affirmer en dehors des cloisons patriarcales, l'esprit libre ne suffit pas sans une autonomie financière, dont elle fait sa « première priorité ». D'ailleurs, elle ne s'inscrira en master d'études politiques du Moyen-Orient que plusieurs années de travail après la licence. Son expérience de deux ans au sein d'une ONG pour les droits de la femme lui révélera en outre la carence des programmes d'aide financière ou des formations professionnelles destinés aux femmes – pourtant cruciaux pour leur émancipation.
La décision qu'elle prend à 18 ans de faire ses études à Beyrouth – choix peu commun pour les filles de son entourage – répond en tout point à la démarche d'autonomisation qu'elle s'était fixée : elle obtient de la Fondation Hariri une bourse d'études intégrale, son père n'ayant nullement l'intention de financer ses études dans un établissement privé (alors qu'il l'avait fait pour son frère), et encore moins d'accepter qu'elle s'installe à Beyrouth. Elle opte pour la littérature anglaise et commence à se découvrir à travers Beyrouth au lendemain de la guerre. Elle a vécu « l'espoir » dans les cafés Wimpy et Modca de Hamra, connu son premier « éveil politique » auprès d'un groupe d'étudiants « très à gauche » (La « Ligne directe » ), fait ses premiers pas de journaliste dans as-Safir (la page des jeunes)... Son monde basculait, tandis que croissaient simultanément les « pressions » paternelles. « Il y a eu des périodes où je n'étais pas autorisée à rentrer chez moi. Les ultimatums se succédaient. » Elle ne pliera pas... même si ses proches lui manquaient, même si le doute s'installait parfois. Mais « la vie n'est-elle pas que doutes ? » « Dans le processus d'émancipation, il faut de la détermination. Il faut vraiment vouloir être libre. Et tout compromis fait pendant ce processus joue contre soi. Au risque de paraître insouciant à l'égard des autres, ou égoïste, le moi passe avant tout. Que nous reste-t-il, sinon ? Mettre sa personne en premier n'est pas un luxe. »
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« Je ne voulais pas haïr ceux que j'aime »
Mais définir ce « moi » est tout aussi ardu. Elle saisit très tôt la complexité de ses propres « strates identitaires » qu'il lui fallait décortiquer et concilier, en laisser émerger de nouvelles, en effacer d'autres. Élève de l'École évangélique de Saïda, elle s'est longtemps « crue chrétienne ». La guerre civile avait pourtant déjà éclaté, mais le Sud, où « les affrontements étaient principalement israélo-palestiniens », en était plus ou moins épargné. La guerre finira toutefois par rattraper Saïda avec son lot de stigmates identitaires. Les identités de groupes s'affirmaient, mais seulement « par opposition à d'autres ». La jeune fille voulait plutôt se définir positivement, non par des négations.
« Sortir avant tout des stéréotypes qu'on m'avait imposés, c'est ce vers quoi j'aspirais – et j'ai mis des années à y parvenir. Je me débattais entre ce que je voulais être et ce que je suis. Un véritable dilemme. Parce que se battre pour soi c'est aussi combattre les émotions envers ceux qu'on aime » mais dont la « mentalité » est différente. « Je ne voulais pas les haïr, ni me haïr non plus. » Comme si chaque « strate identitaire » recelait « une émotion ».
« Savoir choisir ses batailles »
Dans ce processus d'étiolement de certaines identités, il faut aussi savoir « choisir ses batailles ». À l'âge de 27 ans, elle prend l'initiative d'épouser son compagnon de deux ans, un chrétien (un choix de pur hasard, non réactionnaire, dit-elle). Sa volonté de se marier était couplée de l'urgence pour elle de se libérer des pressions de cohabiter avec son compagnon à l'insu de sa famille. Quelque quatre ans plus tard, elle devient mère parce qu'elle en ressentait « le besoin pressant ». Nouveau dilemme : « Comment être mère – » mais pas que mère, alors que beaucoup de Libanaises tombent dans l'écueil d'un réductionnisme une fois devenues mères ? « La culpabilité » règnera sur ses va-et-vient entre le journalisme et le foyer. Il a fallu un professionnel pour lui expliquer que le temps passé avec son fils s'évalue en qualité, non en quantité.
Aujourd'hui divorcée, elle vit depuis quelques mois aux États-Unis en tant que chercheuse visiteuse à l'Institut de Washington pour la politique du Proche-Orient. Son engagement pour le Liban est toujours le même, à la fois politique et personnel. « Désormais, je ne peux plus rien pour freiner mon engagement. » Elle annonce ainsi qu'elle écrit un ouvrage mêlant la littérature au journalisme, sur les vies des chiites et leurs mutations sous le règne du Hezbollah. « La lecture de la politique reste insuffisante sans les histoires des gens. Et ce sont ces histoires que les politiques ignorent souvent, puis s'étonnent de voir le vent tourner... »
Et son histoire est incontestablement de celles qui sèment les graines du changement.
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commentaires (8)
IL FAUT DE LA VOLONTE ET DU COURAGE... BRAVO !
LA LIBRE EXPRESSION
16 h 12, le 09 mars 2017