C'est quoi un prisonnier politique ? C'est un type à qui je vais faire voir les étoiles de midi, comme on dit chez nous, pour lui apprendre les bonnes manières : penser comme moi et penser tout le bien que je pense de moi-même. Treize mille pendus recensés dans la prison de Saydnaya, en cinq ans, après tout, c'est roupie de sansonnet face aux centaines de milliers de civils hachés, broyés, cramés, gazés depuis le début du conflit syrien. Et ce n'est pas comme si on les découvrait, ces 13 000 torturés, grâce au rapport que vient de diffuser Amnesty et à la percutante infographie réalisée par l'école d'architecture légale de Goldsmiths. Ce n'est pas comme si on n'avait pas lu les témoignages d'une poignée de rescapés des prisons d'Assad père, déjà, ceux d'Aram Karabet, réfugié en Suède, ou de Moustafa Khalifé, réfugié en France, plus puissants, plus douloureux, plus poignants les uns que les autres. On se demande d'ailleurs pourquoi le ministère de la Justice syrien a tenu à qualifier ce rapport de « totalement faux » et destiné à ternir la réputation de la Syrie dans les instances internationales. Le régime n'a jamais vraiment fait mystère de ces pratiques destinées à faire régner l'ordre au rabais en effrayant le péquin. Par ailleurs, sa réputation dans les instances internationales n'a rien à craindre. Il l'a bien soignée de ce côté-là, et c'est un peu tard pour se refaire une vertu. Tout le monde sait qu'en Syrie il n'y a ni prisons ni prisonniers. Il y a des trous noirs où l'humanité part en viande ; où la dignité est anéantie par la douleur, la faim, la soif et la maladie ; où penser est le luxe de ceux qui parviennent à oublier les tourments du corps pour laisser un peu de place à l'esprit.
Voilà des années que les Syriens savent, et des années qu'ils baissent la tête au passage des cohortes de prisonniers, hantés par cette scène archaïque récurrente qu'ils préfèrent refouler pour continuer à vivre. Car dans ces cas-là, on n'a que deux choix, le déni ou la complicité. Le déni est subversif, il dénonce une tendance à l'empathie. La complicité va de soi, elle s'exprime par un soutien aveugle au régime, garant de la survie collective. Car l'ennemi est partout, polymorphe, terrifiant, prêt à dissoudre la belle unanimité autour du chef. Il change de visage au gré des situations. De fictif, ils devient réel à la demande et se reconnaît à sa haine de l'ordre établi. Saydnaya et Palmyre sont de vastes tapis sous lesquels on enfouit cette poussière et cette crasse, et qu'on n'en parle plus. Mais moins on en parle, plus on la sent, plus elle hante et devient envahissante. Voilà pourquoi les centaines de milliers de morts anonymes sous les barils explosifs largués par l'aviation ne font plus le poids face à la dizaine de milliers de prisonniers d'opinion pendus après torture. Les uns sont des dommages collatéraux d'une « juste » guerre. Les autres sont la source même du mal, le douloureux inconscient collectif, le péché originel sur lequel s'est greffée l'impunité absolue, l'inexorable banalisation de la cruauté dont les exploits de Daech sont la partie visible. L'histoire et la mémoire de la Syrie moderne sont accablées par ce cauchemar. Le reste sera plus facile à oublier.
Cauchemar dans le placard
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 09 février 2017 à 00h00
commentaires (4)
C'est scandaleux que ces individus malfaiteurs, faiseurs de guerres, qui anéantissent des peuples entiers depuis les 1ère et 2ème guerres mondiales au XXème Siècle, jusqu'à nos jours, puissent jouir d'une telle impunité! Malheur à ceux qui ont écrasé les droits de l'Être Humain sous leurs bottes criminelles! Ainsi que tous ceux et celles qui ont soit disant une charge publique,et qui ont fermé leurs yeux devant tant d'atroces massacres... Lorsqu'ils activeront leur conscience et leur coeur, il sera trop tard pour qu'ils manifestent un quelconque regret... Fifi, ce que vous avez écrit est plus que vrai et surtout plus que triste et poignant!! Votre grain de sable dans ce Monde si agité, est comme un baume de soulagement! Au moins pour les gens sensibles aux souffrances de "tous les autres" c'est à dire du "prochain"... Merci!
Zaarour Beatriz
17 h 06, le 09 février 2017