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Culture - Installation

Tony Chakar, être deux, trois ou plusieurs

« Of other worlds that are in this one », quand le monde devient binaire.

Au Beirut Art Center*, à l'initiative de la curatrice Marie Muraciole, Tony Chakar a architecturé, dessiné, photographié et écrit l'espace pour présenter son premier travail solo.

« Ce n'est pas à proprement dit une rétrospective, car beaucoup d'œuvres n'ont pas été exposées et certaines ont été reprises, mais c'est la première fois que je réalise une installation en solo », affirme Tony Chakar qui avait travaillé sur différents projets, entre autres The Sky Over Beirut ; One Hundred Thousand Solitudes ; An Endless Quick Nightmare ; ou Yesterday's Man, performance écrite avec Rabih Mroué et Tiago Rodrigues, présentée en Europe, en 2007.

L'architecte, auteur et enseignant à l'ALBA, est également dans l'art contemporain depuis 20 ans et « danse », comme il dit, sur les frontières limitrophes de différentes disciplines artistiques sans y pénétrer complètement et s'alourdir, comme s'il voulait filtrer l'air et ouvrir des vases communicants entre chacune d'elles. Sa vision personnelle, voire sa perception du monde, il la reprend, maintes fois, la décontextualise (car il n'aime pas le terme déconstruire) pour la démultiplier, afin de créer plusieurs conversations où chaque spectateur devient à son tour lecteur. Sur son film Mullholland Drive, David Lynch avait évoqué les clés, les indices qu'il laissait au spectateur afin que chacun ouvre ses propres portes. Il reprenait ainsi dans son œuvre cinématographique la notion qu'avait évoquée Roland Barthes, dans un article polémique, celle de « la mort de l'auteur », le texte se détachant de celui qui l'a écrit pour mener sa vie propre dans l'acte et dans le temps de ceux qui le lisent. Devenir deux (tel est le titre de l'exposition) « et pourquoi pas trois, quatre ou encore plus encore », se demande la curatrice Marie Muraciole – également directrice du Beirut Art Center – puisqu'il s'agit de « sortir de soi », comme l'entend Foucault. C'est cette démarche que propose Tony Chakar à travers plusieurs œuvres choisies.

L'art, un acte politique
« Autant j'ai un attachement profond au politique, autant j'ai une intolérance au discours militant », disait Roland Barthes. L'art ne peut être que politique, pourrait reprendre Chakar, quelques décennies plus tard. « Même le fait de peindre des fleurs est un acte politique, car il est un choix en soi, note le plasticien. Ainsi, durant la guerre, certains artistes continuaient à peindre des paysages comme s'ils voulaient créer une distance politique. En ce faisant, ils mettaient l'accent sur cette même politique qui nous suit partout, intervient dans notre vie, même si le désir de s'en distancier existe toujours. En outre, je suis pleinement conscient de la responsabilité que je porte en tant qu'artiste dans la ville. Si je suis à la fois architecte, auteur et artiste, je n'ai jamais voulu être cloîtré dans l'une de ces cases. Je me définis comme un citoyen qui vit à Beyrouth, qui aime sa ville et son travail, et qui propose une réflexion sur les problématiques, ou questions, posées par cette même ville. »

Travailler dans le conceptuel et revendiquer la non-abstraction est un exercice ambivalent. Mais l'artiste n'affirme-t-il pas « danser » ? C'est en avançant à pas légers, au rythme de son corps, dans les territoires artistiques, qu'il les conquiert et les transforme. « On n'est pas dans un régime esthétique où l'on juge la forme finale, comme la sculpture ou la peinture. On est dans le processus, dans le conceptuel, où l'idée est primordiale, la forme venant après. Cela ne signifie pas qu'elle n'est pas importante. Il n'y a pas qu'une seule et unique forme, mais plusieurs. » Le visiteur sait pertinemment qu'il n'est pas dans la perception et la compréhension esthétique traditionnelle d'un travail artistique. « Je suis un producteur de sens et mon travail n'est nullement abstrait. »

Un espace parlant
Of other worlds that are in this one, présentée à São Paulo il y a trois ans et qui se déploie tel un long couloir avec une galerie de photos, suggère que le monde de la technologie, et plus particulièrement le monde numérique, a ses limites. En « épluchant » des photos d'inconnus réalisées avec son smartphone, Chakar cherche à démontrer que le monde dans lequel nous vivons est devenu un modèle binaire, à l'image de la technologie numérique. En mode « on » ou en mode « off ». « Ces logiciels, qui ont dominé le XXIe siècle, ne possèdent pas de monde intermédiaire et tablent sur la quantité, contrairement à la perception humaine, qui se fonde sur la qualité », indique le plasticien. À São Paulo, cette même installation était complètement différente. « Les photos étaient imprimées sur les planches métalliques et collées au mur avec le texte, non pas creusé, mais imprimé sur du vinyle. Ainsi, le travail transposé ici devient en rapport avec l'espace du BAC et d'autres paramètres. »

L'œuvre artistique a-t-elle donc une double vie ? « Certainement, répond-il. Il suffit de montrer comment un travail respire différemment, selon le lieu où il est exposé. Que reste-il, donc, de l'installation A retroactive monument for a chimerical city, réalisée sur la Corniche pour Achkal Alwan et témoignant des tensions qui existaient sur ce lieu, d'apparence havre de paix ? Seuls une lettre, une vidéo de la mer avec sa ligne d'horizon et le croquis du processus d'après lequel j'ai travaillé », indique-t-il.

Pour Tony Chakar, chaque installation artistique est étayée par une vision approfondie qui remonte le temps, s'approprie les textes, met en parallèle présent et passé, image et écriture, ainsi que toutes les disciplines confondues, permettant au plasticien d'intervenir dans le travail, à sa guise. Que ce soit dans la chambre bleue où les maquettes d'architecture ne sont pas vues frontalement, mais « vécues », ou dans The discourse of the last things before the first où l'image de la Vierge de Hodigitria de Kaftoun est utilisée comme un thème, un espace où deux compréhensions, l'ancienne et la moderne, se confronteraient.

Que répondre alors à ceux qui prétendent que le travail conceptuel est élitiste, hermétique ? « Il y a deux dimensions dans mes créations, répond l'artiste. Mes interlocuteurs sont deux catégories. Il y a certainement ceux qui ont suivi mon travail, me connaissent et comprennent très vite le cheminement. Et les autres, qui sont curieux et tentent de le décortiquer. Parfois à leur manière, peu importe, mais toujours en proposant des arguments qui enrichiraient l'œuvre elle-même et la rendraient plus vivante. »

* « On Becoming Two », de Tony Chakar, au Beirut Art Center, jusqu'au 26 mars.

 

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