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Liban - Interview

May Chidiac : Mes cris de douleur sont insupportables parce qu’ils rappellent à nos assassins ce qu’ils nous ont fait

May Chidiac vient de recevoir à Vienne un nouveau prix pour la liberté de la presse décerné par l’International Press Institute.

« C'est un cauchemar. Il revient, inlassablement, à chaque fois que j'ai mal, que je suis fatiguée et stressée, que je souffre, moralement ou physiquement. Toujours le même, dans ses moindres détails. Je suis secouée par l'explosion. Je sens l'odeur de la poussière, qui me prend à la gorge, étouffante, asphyxiante. Mes yeux sont pris dans un nuage de fumée, et des milliers de flocons noirs flottent autour de moi. Je sens la carcasse de la voiture qui prend feu, et le fer chauffé me brûler la peau. Je tournoie ensuite, comme si j'étais un poussin pris dans une sorte de petite roue. Et puis j'ai toujours ce geste, le même, celui, toute somnolente, de tendre la main qui me reste pour me tâter le corps, vérifier que mon sang ne coule pas, que je suis toujours entière... Et puis je me réveille, en grand sursaut, et j'ai envie de hurler. »
Non, il ne s'agit pas d'une des visions apocalyptiques de Leonardo Di Caprio dans le dernier opus particulièrement glauque de Martin Scorsese, Shutter Island. Le cauchemar traumatique de May Chidiac, qui s'est manifesté la première fois après l'assassinat de Wissam Eid, n'a absolument rien d'onirique : il constitue une immersion sans cesse renouvelée dans ce moment horrible où, il y a cinq ans jour pour jour, le 25 septembre 2005, elle a été la cible d'un attentat à la voiture piégée près de Jounieh, payant très cher le prix de son courage et de son engagement journalistique pour la souveraineté, l'indépendance et la liberté d'expression.
« Je n'ai pas de regrets. Si c'était à refaire, je le referais. J'ai agi par conviction, pour défendre mon pays », affirme May Chidiac, poupée fragile en porcelaine, déjà brisée physiquement, démantibulée, confinée pour toujours aux fauteuils roulants et aux prothèses, mais néanmoins parfaitement indestructible. Pourtant, la vie de la journaliste est un véritable calvaire au quotidien. « Je suis déjà passée trente-trois fois sur la table d'opérations, et les douleurs sont toujours là. On m'a fait une greffe au dos, j'avais trois vertèbres déplacées après l'attentat. L'os du bassin était fracturé. J'ai deux tiges métalliques, l'une dans la cuisse, l'autre dans le dos. Je dois apprendre à vivre avec tout cela », dit-elle. Mais le pire, reconnaît-elle, n'est pas au niveau de la souffrance physique, quand bien même il arrive souvent à May Chidiac de « revivre » le temps de l'innocence, celui où elle avait pleine possession de son corps. Surtout l'été 2005, avant l'attentat, dont elle revit jour après jour les détails. « Je me sentais comme un papillon... Dans ces moments, je revis avec tout mon corps », dit-elle.
Mais c'est dans son âme que May Chidiac souffre. Parce qu'elle refuse de se soumettre à un certain chantage, aux menaces, à la violence morale, ou encore de se plier à des exigences de realpolitik dont elle n'a que faire. « C'est de la colère et de l'amertume que je ressens. Surtout quand on me donne l'impression que tous ces sacrifices ont été vains, que les coupables sont réconfortés, ménagés, pour des considérations régionales qui ne nous concernent pas. Nous en avons assez d'être les seuls à subir encore et encore les guerres des autres et pour les autres. Nous refusons ces équations régionales qu'on veut nous imposer si elles portent atteinte à notre cause, l'indépendance et la souveraineté du Liban, et la préservation du sang de nos martyrs et de nos martyrs vivants, pour qu'il n'ait pas été versé en vain », affirme-t-elle.
« Certaines prises de position ne me plaisent pas. Le PSNS et le Baas n'ont-ils pas participé à l'invasion de l'AIB samedi ? Sont-ils ou non les alliés de Damas ? Comment peut-on demander au secrétariat général du 14 Mars d'ôter une phrase mentionnant ces partis du communiqué final, juste pour un faux-semblant de complaisance, pour préserver ces relations » fraîches « que nous tentons de tisser avec la Syrie, laquelle sait parfaitement jouer le jeu ? J'étais là en 1975. Je me souviens très bien de ce que les Syriens ont fait au Liban, en envoyant la Saïka, puis en forçant les chrétiens à les supplier d'intervenir pour calmer le jeu. Damas tente de revenir aux mêmes procédés aujourd'hui, à la technique du pompier-pyromane. Même l'histoire du Der Spiegel est une manipulation syrienne pour que les accusations soient déviées vers le Hezbollah. On veut aujourd'hui effrayer les Libanais, par le biais du Hezb, et nous pousser à croire qu'il faut choisir entre le moindre des deux maux : le Hezb et la discorde confessionnelle ou le retour de Damas et la stabilité. L'objectif est de pousser les citoyens à se résigner, à renoncer face au spectre d'une nouvelle guerre. Je refuse tout cela », poursuit-elle.

La voix de ceux qui ne sont plus
May Chidiac a passé cette année un été particulièrement difficile, en raison du climat latent de violence dans le pays, et notamment de la « petite guerre » autour du TSL : « Cette impression, après chaque discours de Hassan Nasrallah, de vouloir nous faire croire que nous sommes, nous, responsables de la tension qu'ils créent eux-mêmes au quotidien, et que le TSL va mener à la discorde confessionnelle, alors que ce sont les armes qui génèrent cette dernière, comme à Bourj Abi Haïdar... Cette volonté de vouloir nous obliger à renier nos souffrances, à banaliser et oublier nos martyrs, comme si nous étions la source de tous les maux du pays... J'en ai été malade, trois fois. J'ai passé plusieurs jours au lit, quasiment inconsciente. C'est insoutenable, comme agression. Et puis il y a aussi la déception face à la réaction du camp auquel j'appartiens et qui est censé nous défendre, et cette manie d'être toujours sur la défensive, comme si nous étions les coupables. Tout cela me donne envie de crier, mais je sens qu'on essaie de l'étouffer, ce cri, qu'on veut nous empêcher de nous exprimer, sous prétexte que nous ne tenons pas compte de certaines lignes rouges. Je sens qu'on ne peut même plus supporter mes cris de douleur, parce qu'ils rappellent à nos assassins ce qu'ils nous ont fait, ce qu'ils ont commis comme crimes... »
La journaliste reconnaît que c'est la situation politique qui la plonge dans ce désarroi et cette fatigue immense. « Mais je sais qu'il y a autour de moi des gens qui ressentent la même douleur », dit-elle. C'est justement une hantise, une obsession, qui continue d'animer la journaliste, de la pousser à poursuivre son combat : être la voix de ceux qui ne sont plus là, qui sont tombés, qui ne peuvent plus monter au créneau : Rafic, Bassel, Samir, Gebran, Georges, Walid, Pierre, Wissam ou François. « Mais, quelque part, aussi, je les envie. D'en avoir fini. De connaître enfin la paix », dit-elle.
Les mots ne sont pas dits avec détachement, ni avec le poids de Sisyphe enchaîné. Ils sont ressentis, un par un. Ils vibrent dans la bouche de May Chidiac. « Je sais que Marwan (Hamadé) ressent la même révolte. Je comprends Élias Murr, quand il est sorti de sa réserve pour répondre au Akhbar. » « J'ai compris l'étendue de la souffrance lorsque lui, qui fait d'ordinaire preuve de tellement de retenue, a fini par se révolter. Il n'en pouvait plus, car ils ont été jusqu'à raconter qu'il cherchait à se rendre en Syrie et que cela lui avait été refusé... Je sens vraiment qu'on essaye de m'étouffer, de me faire taire, qu'on ne veut plus entendre parler de moi », dit-elle. « Mais qu'à cela ne tienne, je continuerai à accuser les mêmes jusqu'à preuve du contraire. Ce n'est pas à nous d'innocenter tel ou tel. Nous n'avons pas ce pouvoir. C'est le tribunal qui le fera ou non », poursuit la journaliste, qui avoue avoir très mal vécu, « comme tous les 14 Marsistes », la déclaration de Saad Hariri au Charq el-Awsat innocentant la Syrie, il y a deux semaines. « Nous sommes en train de leur donner des cadeaux gratuits. Or la politique ne saurait nous contraindre à sacrifier notre droit à la justice ! »
souligne-t-elle.

Les armes les plus fortes et les plus belles
Pour May Chidiac, l'intérêt du TSL est dans l'exigence de justice et dans la fin de l'impunité. Elle souhaite en effet qu'il n'y ait plus de retour aux attentats et que tout le monde puisse enfin vivre tranquille au Liban, grâce à la justice : « Ils doivent vivre dans la crainte de ne plus oser, de ne plus recommencer. J'ai peur pour mes proches, pas pour moi. Si quelqu'un décide de nouveau d'attenter à ma vie, je ne voudrais pas que quelqu'un de ma famille soit près de moi. Je ne veux pas revivre ce cauchemar. Ce sentiment que quelqu'un va de nouveau presser sur le bouton... et puis la fumée, les flammes, l'asphyxie, l'insondable douleur... Nous ne voulons plus souffrir. Je pense à la maman de Charles Chikhani, par exemple, dont le destin a été brisé uniquement parce qu'il se trouvait près de la voiture d'Antoine Ghanem. Il faut qu'il y ait une justice. Ce pays ne doit pas rester à la merci des assassins. La liquidation physique pour régler des problèmes politiques, cela doit prendre fin. »
Or, note May Chidiac, on assiste actuellement à un retour au climat de menaces et de violence semblable à celui qui a précédé les assassinats. Elle cite les campagnes ciblées contre Johnny Abdo, Farès Khachane, Samir Geagea, Ali Hamadé... « Ce sont les mêmes techniques subversives qui prévalaient en 2005, que ceux qui étaient incarcérés et qui ne le sont plus utilisaient à foison, celles des moukhabarat », souligne-t-elle. « Et puis on commence déjà, de leur côté, à élaborer des théories abracadabrantes sur des réseaux extrémistes pour que, lorsque l'attentat aura lieu, on puisse d'ores et déjà pointer du doigt un auteur préfabriqué, un quelconque réseau extrémiste, par exemple... »
Le message de May Chidiac est simple. Il est celui d'une femme blessée au plus profond de son être. Elle souhaite que le tribunal rende justice et coupe court à tous les bruits et toutes les rumeurs concernant une éventuelle politisation du processus judiciaire. Elle pense que c'est un vaste réseau, formé notamment de « ceux qui connaissent les horaires d'arrivée à l'AIB et qui se livrent aux écoutes téléphoniques », qui est derrière les assassinats depuis 2005, y compris le sien. Mais, malgré sa grande fatigue, malgré ses désillusions énormes, elle veut continuer à se battre avec la même détermination. « Le Hezb et ses amis doivent se calmer. Les cris et les menaces ne serviront à rien. Ce qu'ils ont fait à l'AIB samedi dernier n'empêchera personne de retourner au Liban. Nous ne serons pas intimidés. Nous ne nous tairons pas. Le seul résultat qu'ils obtiendront, en continuant de cette manière, c'est de créer un vaste sentiment de colère et de révolte chez les Libanais, le même qui a généré le 14 Mars. C'est par la paix et la justice que notre victoire sera complète, la violence ne mènera à rien. Notre victoire, elle est au bout de notre verbe et de notre plume. Ce sont nos armes les plus fortes et les plus belles. » 
« C'est un cauchemar. Il revient, inlassablement, à chaque fois que j'ai mal, que je suis fatiguée et stressée, que je souffre, moralement ou physiquement. Toujours le même, dans ses moindres détails. Je suis secouée par l'explosion. Je sens l'odeur de la poussière, qui me prend à la gorge, étouffante, asphyxiante. Mes yeux...

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