Qu'est-ce qui peut pousser des Irakiens, des Libanais, des Iraniens, des Yéménites, des Pakistanais, des Indiens et même des Grecs à descendre dans la rue pour manifester, de façon virulente, suite à l'exécution d'un Saoudien, le cheikh Nimr Baqer el-Nimr ? Quels liens existent-ils entre ces hommes et cette figure de l'opposition saoudienne dont ils embrassent le portrait et déplorent la mort comme s'il s'agissait de celle d'un proche ou d'une idole ? La réponse à ces deux interrogations est la même : pas grand-chose – pas la question des droits de l'homme en tous cas – si ce n'est leur appartenance à la même communauté religieuse. Pour les manifestants, Nimr Baqer el-Nimr est perçu comme un chiite exécuté par une autorité sunnite parce qu'il réclamait un meilleur statut pour sa communauté.
En l'exécutant, Riyad a fait du cheikh saoudien un symbole. Le prêcheur de Qatif est devenu un martyr de la cause chiite, dont le destin renvoie aux épisodes les plus tragiques de l'histoire de cette communauté. Et qu'importe si Nimr Baqer el-Nimr adoptait parfois des positions politiques contraires au sectarisme ambiant, comme lorsqu'il critiquait farouchement le régime syrien et le qualifiait d'oppresseur.
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Polarisation
Les réactions régionales à l'exécution du cheikh saoudien sont peut-être l'exemple plus significatif des conséquences de la guerre froide qui oppose l'Arabie saoudite et l'Iran. Les deux théocraties du Golfe se disputent l'hégémonie régionale en menant des guerres par procuration en Syrie et au Yémen et en essayant de faire pencher la balance de leur côté sur les scènes politiques libanaise, irakienne et bahreïnie. Leur confrontation se situe clairement sur le terrain du politique mais elle contribue à polariser sunnites et chiites dans toute la région.
Même si les guerres yéménite, irakienne et syrienne n'ont pas des enjeux métaphysiques, il est désormais difficile de nier leur dimension religieuse. Le cas syrien est le plus marquant puisque la révolte populaire transconfessionelle qui avait débuté en 2011 a évolué – en grande partie du fait de la politique menée par le régime – en guerre confessionnelle. Les opposants au clan des Assad, issus de la minorité alaouite, sont très majoritairement sunnites. Le nom de leurs groupes, leurs slogans, leurs discours, sont la plupart du temps empruntés au lexique du religieux. Les groupes jihadistes comme l'organisation État islamique (EI) ou le Front al-Nosra – branche d'el-Qaëda en Syrie – recrutent des combattants dans le monde entier, à la seule condition qu'ils soient... sunnites. Le régime et ses alliés ne sont pas en reste. Les Iraniens ont fait appel à des milliers de « volontaires » chiites en provenance d'Irak, d'Afghanistan ou encore du Pakistan pour venir en aide à leurs alliés syriens. Sans compter le Hezbollah qui, pour justifier son intervention en Syrie, a d'abord utilisé l'argument de la défense du mausolée de Zeinab, fille du calife Ali.
Le conflit syrien n'est pas pour autant, à proprement parler, une guerre sunnito-chiite. Plusieurs grandes villes tenues par le régime, comme Hama, sont majoritairement peuplées de sunnites dont les classes les plus aisées soutiennent le régime. De même, l'intervention du Hezbollah et des Iraniens est beaucoup plus motivée par des raisons d'ordre stratégique que par une volonté de venir en aide à un président alaouite, branche non reconnue par l'orthodoxie chiite. Les enjeux du conflit syrien sont multiples – géopolitiques, économiques, ethniques – mais le rôle prépondérant des acteurs extérieurs du conflit, comme l'Iran, la Turquie, l'Arabie saoudite ou même la Russie exacerbe les tensions communautaires, favorise une lecture religieuse et donne du crédit au discours des acteurs les plus radicaux.
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Prosélytisme
L'opposition entre Riyad et Téhéran est celle de deux visions de l'islam politique, par essence prosélytes : celle d'un royaume qui a fait du wahhabisme sa doctrine d'État, et celle d'une République qui se qualifie elle-même d'islamique et dont le système gouvernemental repose sur la théorie du wilayet-el-faqih développée par l'ayatollah Khomeyni. En Arabie saoudite, le pouvoir politique, accaparé par les al-Saoud, est obligé de se montrer conciliant avec le clergé wahhabite, pour ne pas perdre sa légitimité religieuse. En Iran, c'est au contraire les mollahs qui possèdent la réalité du pouvoir mais sa gestion est partagée avec la classe politique. Dans les deux cas, le religieux est un instrument au service du politique qui permet de mobiliser, ou au contraire de calmer, les foules.
L'affrontement entre les deux puissances régionales a favorisé l'expansion de groupes islamistes, voire jihadistes, qui se caractérisent par leur sectarisme, dans des pays qui avaient une longue expérience du vivre-ensemble sunnito-chiite comme le Liban ou l'Irak.
Le conflit sunnito-chiite résulte davantage d'une évolution des rapports de force dans la région que d'une guerre transhistorique entre les deux communautés. Il ne permet en aucun cas de comprendre la situation dans les pays du Maghreb, ni les crises en Égypte et en Libye, sans même parler du conflit israélo-palestinien. Les exemples historiques démontrant les limites de cette clé de lecture sont d'ailleurs légion. L'université d'al-Azhar, la plus haute institution de l'islam sunnite, a été fondée par la dynastie chiite ismaélienne des Fatimides tandis que l'Iran, considéré actuellement comme le Vatican du chiisme, s'est converti au chiisme au moment de la prise du pouvoir par la dynastie des Safavides au XVIe siècle.
Le conflit irano-saoudien ressemble plutôt à un mélange entre la guerre froide et la Guerre de Trente ans. Il se joue, à l'instar de la première, sur des théâtres de procuration et connaît des périodes de crises suivies de détentes. Il s'appuie, comme la seconde, qui redessina la carte européenne au XVIIe siècle, sur des rivalités religieuses instrumentalisées par les pouvoir politiques. Dans les deux cas, la fin du conflit donne lieu à un nouveau partage du pouvoir au niveau régional ou international.
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Repères
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Entre sunnites et chiites, les divisions remontent à loin
comme lorsqu'il critiquait farouchement le régime syrien et le qualifiait d'oppresseur LES SAIUDIENS AURAIENT PREFEREE QU'IL SE CONTENTE DE CRITIQUER VERBALEMENT LE REGIME SAOUDIEN ET D'OUVRER CONCRETEMENET SUR LE TERRAIN EN SYRIE POUR RENVERSER LE "REGIME OPPRESSEUR" BAASSYRIEN.
19 h 26, le 08 janvier 2016