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Moyen Orient et Monde - Décryptage

Moscou et Ankara conscients de leurs limites, malgré leurs obsessions respectives

L'opération turque contre les forces aériennes russes apparaît comme une conséquence possible d'une transformation de plus en plus significative des rapports de force dans le Nord syrien, au détriment des alliés turkmènes d'Ankara.

L’ambassade de Turquie à Moscou a été vandalisée hier. Kirill Kudryavtsev/AFP

Un chasseur-bombardier Sukhoï Su-24 a été abattu mardi par deux chasseurs F-16 turcs avant de s'écraser dans le nord-ouest de la Syrie, à 4 km de la frontière syro-turque. L'un des deux pilotes, qui est parvenu à s'éjecter avant le crash, a été tué avant même de toucher le sol par un groupe de rebelles armés dans la zone montagneuse de Jabal Turkman, et le deuxième rescapé a été secouru par l'armée syrienne. S'il ne s'agit pas du premier incident de frontière entre Moscou et Ankara, cette attaque de la Turquie contre les forces aériennes russes dans des circonstances troublantes aurait pu constituer un casus belli.

Moscou a réagi en dénonçant une « action planifiée » et un « coup de poignard dans le dos, qui nous a été porté par les complices des terroristes ». Plusieurs indicateurs peuvent appuyer cette thèse.
Les bombardiers russes sont normalement escortés d'avions de chasse Su-30 SM équipés de missiles air-air à longue portée, et d'une efficacité offensive supérieure aux F16. Or, le Su-24 ne disposait d'aucune couverture lors de cette sortie, ce qui laisse croire que les Russes avaient suffisamment de garanties pour ne pas prendre les mesures de protection habituelles.
Le ministre russe de la Défense soutient, en outre, que l'avion a été abattu dans le ciel syrien. Mais Ankara conteste cette version et affirme que l'avion a été abattu dans l'espace aérien turc.
Selon les informations rapportées par les agences de presse, le ministre turc des Affaires étrangères Tanju Bilgiç aurait tenté au cours d'un entretien avec son homologue russe Sergueï Lavrov de justifier l'action de l'armée de l'air de son pays en affirmant que « l'avion russe a volé au total 17 secondes dans l'espace aérien turc ». Or, la base aérienne d'Incirlik se situe à environ cent kilomètres de la frontière avec la Syrie. Si l'avion militaire n'a pénétré que quelques secondes à l'intérieur de l'espace aérien turc, et qu'il ne faut pas moins d'une minute aux F-16 pour se détacher de cette base et survoler la zone jusqu'à la frontière, l'explication d'une riposte-éclair s'avère peu convaincante... sauf à envisager l'hypothèse d'une action préparée.
Le pilote rescapé a pour sa part affirmé à la télévision russe n'avoir reçu aucune sommation de l'armée turque, il n'y aurait eu « ni échange radio ni contact visuel », a précisé Konstantin Mourakhtine. Sauf que l'armée turque a rendu publics hier les enregistrements des avertissements à ce pilote.

 

(Lire aussi : Sukhoï russe abattu : Qu'en pensent les Turcs?)



Aval américain ?
Autres zones d'ombre de cette opération : la question des connivences et du soutien reçu par Ankara. Cette décision peut-elle avoir été prise sans l'aval des États-Unis, dans un contexte de coordination étroite entre Washington et Ankara, qui a ouvert vendredi dernier sa base aérienne d'Incirlik à l'aviation américaine dans le cadre de l'offensive contre le groupe État islamique (EI) en Syrie et en Irak ? Si l'idée d'une action punitive appuyée par Washington face au refus de « changement stratégique » de la Russie est plausible, elle serait néanmoins contraire à l'objectif d'un rapprochement avec Moscou défendu jusque-là par Washington.
Mardi, le président américain Barack Obama a d'ailleurs pris la défense de son allié turc, membre de l'Otan, en déclarant que « la Turquie, comme tous les pays, a le droit de défendre son territoire et son espace aérien ». Les Occidentaux ont toutefois appelé plusieurs fois, comme les Russes d'ailleurs, à une désescalade depuis le crash de l'avion russe.
Les questions du caractère spontané ou planifié de l'opération et la responsabilité d'autres acteurs restent donc ouvertes, dans un contexte où la transformation accélérée des rapports de force sur le terrain en Syrie éclaire le jeu périlleux d'Ankara.

 

(Lire aussi : Entre Moscou et Ankara, une tension à l'extrême mais des risques de dérapage plutôt réduits)

 

Ankara sur la défensive
Le timing choisi pour abattre l'avion militaire russe résonne comme une menace et un moyen de dissuasion de la partie turque face à l'intensification des opérations du régime de Damas et de son allié russe contre les Turkmènes. Le Su-24 a été abattu à proximité de la localité Bayir Bucak, en Syrie, bombardée par les Russes le 19 novembre, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Vendredi, la Turquie avait convoqué sans succès l'ambassadeur de Russie pour protester contre les bombardements des populations turkmènes du nord de la Syrie. Lundi, de nouveaux développements ont renforcé l'inquiétude d'Ankara avec l'avancée des forces du régime à Jabal Zahi et Jabal Zweik au nord de Lattaquié. Cette succession d'avancées sur le terrain affaiblit le principal levier de l'intervention turque en Syrie et répond au premier objectif de Moscou, à savoir la neutralisation des groupes d'opposition armés, notamment ceux parrainés par Ankara.

Autrement dit, l'attaque de l'avion russe pourrait être un moyen pour la Turquie de démontrer sa capacité de nuisance vis-à-vis de l'intervention russe en Syrie. En outre, l'opération turque intervient dans un contexte où la Turquie s'active pour mettre en place une zone d'exclusion aérienne dans le nord de la Syrie. Dans son édition du vendredi 20 novembre, le quotidien Hurriyet, citant des sources officielles turques, évoque un accord américano-turc sur une zone d'exclusion aérienne limitée dans le Nord. Auparavant, la Turquie réclamait une zone plus vaste, qui s'étendrait sur presque 200 km de Jarablès à l'ouest de l'Euphrate jusqu'en Méditerranée, et engloberait Kobané, le nord de Lattaquié, Idleb, Jabal turkmène, pour entraver tout projet d'autonomie kurde. Or l'intervention russe et l'avancée des troupes du régime entravent la concrétisation de cet objectif.

Ces évolutions menacent l'intérêt stratégique de la Turquie en Syrie et la placent sur la défensive, puisqu'elles limitent ses capacités d'approvisionnement dans le Nord syrien. Les Kurdes pourraient, quant à eux, être les grands gagnants de cette opération. Sollicités par Moscou, ils pourraient profiter de l'intensification des frappes russes dans la région pour avancer sur le terrain et relier les trois cantons de Kobané, d'Affrin et de Djéziré, et obtenir leur zone d'autonomie tant souhaitée.


(Lire aussi : Avion russe abattu : comment, pourquoi et quelles conséquences?)

 

Convergences stratégiques
Malgré un contexte explosif, les deux parties ont semblé vouloir calmer le jeu, hier. La Russie « ne fera pas la guerre à la Turquie, (ses) relations avec le peuple turc n'ont pas changé », a ainsi déclaré le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov. Malgré les positions antagonistes des deux pays dans la crise syrienne, la Russie fait montre de pragmatisme. Les ambitions géopolitiques propres à chaque puissance n'excluent pas les rapprochements et les convergences stratégiques. Moscou et Ankara entretiennent une coopération renforcée sur le double plan économique et commercial, et ont noué un partenariat énergétique depuis plusieurs années. Les deux acteurs disposent également de moyens de dissuasion réciproques. Si la Russie couvre plus de la moitié des besoins turcs en gaz et construit à Akkuyu la première centrale nucléaire turque, Ankara, de son côté, contrôle le détroit du Bosphore qui relie la mer Noire au bassin méditerranéen, seul débouché des navires russes en Méditerranée.

Par ailleurs, Moscou ne peut courir le risque d'un isolement diplomatique en Syrie, contrainte de ménager ses alliés et de faire preuve de retenue pour servir ses objectifs. Selon Richard Labévière, expert des questions internationales et géostratégiques, les Russes n'engageront pas d'action qui « empêcherait la mise en place d'une coalition unique. Ils ne veulent pas surréagir au risque de mettre en péril un rapprochement. Cette attitude s'oppose à celle de la diplomatie turque, dont l'obsession du départ de Bachar el-Assad et de l'affaiblissement de l'Iran explique cette fuite en avant par la provocation sécuritaire et militaire ». Le pragmatisme russe n'exclut cependant pas des retombées sur le terrain en Syrie. Le croiseur russe Moskva, transportant des missiles à longue portée du type S 300 et S 400, est arrivé hier au large de la Syrie. Pas vraiment un signe d'apaisement.

 

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Un chasseur-bombardier Sukhoï Su-24 a été abattu mardi par deux chasseurs F-16 turcs avant de s'écraser dans le nord-ouest de la Syrie, à 4 km de la frontière syro-turque. L'un des deux pilotes, qui est parvenu à s'éjecter avant le crash, a été tué avant même de toucher le sol par un groupe de rebelles armés dans la zone montagneuse de Jabal Turkman, et le deuxième rescapé a été...
commentaires (7)

Si on analyse bien cet article , on pourra déduire que les us , la France , la gb, la pologne , le canada etc.... n'ayant pas de frontières avec la syrie et , ne devraient pas s'y trouver !!!!! C'est pour la vie , je vous le dis , .

FRIK-A-FRAK

13 h 20, le 26 novembre 2015

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Commentaires (7)

  • Si on analyse bien cet article , on pourra déduire que les us , la France , la gb, la pologne , le canada etc.... n'ayant pas de frontières avec la syrie et , ne devraient pas s'y trouver !!!!! C'est pour la vie , je vous le dis , .

    FRIK-A-FRAK

    13 h 20, le 26 novembre 2015

  • Il est "franchement" un peu trop facile d'analyser après coup les soubresauts de cette "affaire" Grands Turcs vs Nains russes, et l'on voit déjà déferler pour la énième fois des poncifs niais et imbéciles maintes fois servis pour expliquer le pourquoi et le comment. Pour le moment, il faut juste, äâïynéééh, ouvrir certains yeux presque "cousus", et contempler dans l'euphorie la joyeuse sarabande d'un peuple Grand Turc célébrant sa Grande Victoire !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    12 h 38, le 26 novembre 2015

  • C'est le signal inattendu..., pour maintenant doter les Kurdes de moyens anti-aérien tant réclamé ....en Irak et Syrie....la Turquie a peut-être, fait un vrai faux calcul...! lors des prochains bombardements des kurdes ...l'on connaitra la réalité de la réponse russe.....!

    M.V.

    11 h 09, le 26 novembre 2015

  • Les turcs que des abrutis essayent de mettre sur un même pied d'égalité avec les russes , ont fait du rétro pédalage dans leur arrogance . L'otan les a refroidi , ils parlent de n'avoir pas eu connaissance que l'avion était russe, ils disent ne pas vouloir d'escalade , ils disent vouloir maintenir leur niveau de coopération etc.. La Turquie et la Russie se sont rapprochées politiquement et économiquement ces dernières dix années. Une grande partie du commerce bilatéral repose sur l'énergie, la Russie étant le principal fournisseur de gaz naturel de la Turquie. Mais les russes doivent sûrement leur préparer un coup derrière la nuque , pour que erdo et sa clique ne refassent plus jamais ça, même pour des turkmènes .

    FRIK-A-FRAK

    11 h 07, le 26 novembre 2015

  • A chacun son dada et ses intérêts! La situation est explosive et les prédictions du Père Paisios (www.youtube.com/watch?v=gC7T7FDl8oU) se font de plus en plus concrètes. A suivre!

    Pierre Hadjigeorgiou

    09 h 18, le 26 novembre 2015

  • COMME A DIT LAVROV... C'ÉTAIT DU PROVOC PROGRAMMÉ !

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 08, le 26 novembre 2015

  • la russie n a pas de frontiere avec la syrie...elle n a rien a faire dans ce pays....

    HABIBI FRANCAIS

    00 h 52, le 26 novembre 2015

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